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Le véritable Système américain d’économie politique contre le libre-échange

par Pierre Bonnefoy

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par Pierre Bonnefoy

(Mise à jour d’août 2008)

Ce n’est pas sans raison que beaucoup de physiciens considèrent que l’économie n’est pas une science « sérieuse » : il s’agit sans doute de la discipline où le décalage est le plus caricatural entre ce qui est enseigné sous ce nom depuis plusieurs décennies et la science véritable. Comble du ridicule, le prix Nobel d’économie a souvent été accordé à d’éminents professeurs qui auraient tout à fait trouvé leur place dans l’Ile de Laputa des voyages de Gulliver. Parmi ces professeurs figurent les responsables de la déconfiture du fonds spéculatif LTCM en 1998 qui, comme on le sait aujourd’hui, a bien failli provoquer un effondrement de l’ensemble de l’économie mondiale ; on y trouve également celui qui a conçu le système de dérégulation de l’électricité en Californie, dont l’Etat de la Côte ouest ne s’est jamais remis.

Au moment où nous écrivons ces lignes, la hausse vertigineuse des prix des denrées alimentaires et des matières premières a déjà provoqué des émeutes de la faim dans une quarantaine de pays, tandis que l’éclatement de la crise dite des subprimes a entraîné la faillite de centaines de milliers de foyers aux Etats-Unis et la saisie de leurs logements.

Il devient clair cependant que tout ceci ne représente que les effets d’une crise systémique. En témoigne par exemple une lettre cosignée par quatorze « doyens » de la social démocratie européenne parmi lesquels figurent Michel Rocard, Poul Rasmussen, Helmut Schmitt, Jacques Delors, Jacques Santer, Lionel Jospin et Laurent Fabius, et publiée dans le monde du 21 mai 2008 sous le titre La finance folle ne doit pas nous gouverner : « Nous risquons de nous trouver face à une misère sans précédent, à une prolifération d’Etats en faillite, à des flux migratoires plus importants et à davantage de conflits armés. »
Cependant, peu nombreux sont ceux qui réclament publiquement une véritable sortie de la mondialisation financière car, après la chute de l’empire soviétique, on ne voit pas très bien sur quoi s’appuyer pour proposer un autre système économique. Les références d’une politique économique qui « fonctionne » – c’est-à-dire ni libérale ni soviétique – ont disparu de la culture ambiante.

Ainsi, les libéraux comme les anti-mondialisation partagent un même postulat erroné, celui qui consiste à croire que les Etats-Unis sont une superpuissance économique, malgré l’effondrement manifeste de ce pays. Toutefois, ils en partagent un second, tout aussi erroné, qui consiste à croire que libre-échange constitue le système américain d’économie. En effet, il existe ce que l’on appelle le « système américain d’économie politique » qui, comme nous allons maintenant le relater, a constamment défendu une politique volontariste de développement de l’industrie et de la science, opposée aux théories économiques destructrices d’Adam Smith.

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Gottfried Leibniz (1646-1716)

Leibniz : le père spirituel de la révolution américaine

On peut lire dans la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776, les lignes suivantes : « Nous tenons les vérités suivantes pour évidentes en soi : que tous les hommes sont créés égaux ; qu’ils sont dotés de la part de leur Créateur d’un certain nombre de droits inaliénables ; que parmi ces droits figurent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. »

Pour bien mesurer la portée de ces quelques lignes, il faut comprendre quelle était alors la vision que l’Empire britannique avait de ses colonies. A la fin du XVIIe siècle, l’administration des colonies américaines fut confiée entre autres à John Locke (1632-1704), que l’on présente aujourd’hui, à tort, comme l’inspirateur des idées républicaines. Ce dernier établit une véritable dictature économique sur ces colonies, leur interdisant d’avoir des manufactures et de confectionner des produits finis. Leur activité devait essentiellement se limiter à la production de matières premières (destinées aux manufactures britanniques), notamment le coton des plantations du Sud. Dans cet esprit, il rédigea la Constitution de la colonie de Caroline du Sud, dans laquelle il déclara que l’objectif du gouvernement est de défendre « la vie, la liberté et la propriété » des citoyens. Bien entendu, l’une des composantes essentielle de cette « propriété » n’était autre que la population d’esclaves, une institution que Locke trouvait tout à fait compatible avec son idéal de « tolérance ». Chez Locke, la servitude et la noblesse sont des états héréditaires ; un esclave n’a pas de propriété, donc il n’est pas un citoyen.

On oublie généralement que Locke avait en Europe un ennemi acharné - Gottfried Leibniz (1646-1716) - qui pensait au contraire que l’économie d’un Etat devait favoriser la création d’inventions, de machines et de manufactures, afin de libérer l’homme du travail physique aliénant et de donner à la société davantage de penseurs et davantage de puissance.

C’est ainsi qu’il écrit un Plan de la création d’une société des Arts et des Sciences en Allemagne dont le premier objectif est de « produire assez de nourriture pour la nation afin [...] d’améliorer les industries, de faciliter le sort de la main-d’oeuvre manuelle [...] par le progrès technologique, de toujours rendre à un prix abordable des machines thermiques, moteur de base de toute action mécanique, afin que tous puissent constamment expérimenter toutes sortes de pensées et d’idées innovatrices, propres à eux-mêmes et aux autres, sans perdre un temps précieux ».

Réfutant par avance une erreur fondamentale de Marx, Leibniz considère que l’esclavage n’améliore pas la productivité ; c’est un gaspillage car la véritable richesse réside dans la capacité des citoyens à inventer. Dans La Société et l’Economie, Leibniz ajoute : « Et pourquoi tant de gens [les ouvriers] devraient-ils être réduits à tant de pauvreté pour le bien de si peu ? La Société aura donc pour but précisément de libérer le travailleur de sa misère. » Dans son essai politique Sur la loi naturelle, Leibniz explique que la société la plus parfaite est celle dont l’objectif est le bonheur suprême et général.

Si l’on compare la Déclaration d’indépendance à la société telle que Locke la concevait, on se rend compte que dans la première, la « poursuite du bonheur » a pris la place de la « propriété » de la seconde. Ceci est un indice capital pour comprendre que le véritable inspirateur de la république n’est pas Locke mais Leibniz. Car pour Leibniz comme pour ses héritiers, le bonheur vient de la découverte par l’homme des lois de l’univers et de leur utilisation dans la technologie pour transformer et améliorer cet univers. En termes politiques et économiques, cela pose la question suivante : « Comment créer une société de découvreurs ? » Il n’est pas inutile de rappeler ici que les esclavagistes du Sud se sont toujours opposés violemment à ce qu’on apprenne à lire aux esclaves, comme en témoigne l’ancien esclave Frederik Douglass.

La controverse entre Leibniz et Locke n’a donc rien d’un débat académique : il s’agit bel et bien d’une lutte entre deux factions politiques irréconciliables. Il est très instructif de s’intéresser en particulier aux dernières années de la vie de Leibniz de ce point de vue-là. Leibniz avait beaucoup d’influence auprès des têtes couronnées, jusqu’en Russie où il fut le conseiller de Pierre le Grand.

Vers 1710, la question de la succession de la reine Anne d’Angleterre se posa de manière critique car celle-ci n’avait pas de descendant. Grâce aux recherches généalogiques de Leibniz, il fut alors admis que la succession irait à la maison de Hanovre. Sophie de Hanovre, l’amie de Leibniz, pouvait donc se retrouver reine d’Angleterre. Une menace mortelle pour l’Empire britannique ! Cependant, Sophie était âgée et son fils, George, n’était pas une lumière et subissait l’influence de l’oligarchie britannique. L’Empire fit appel à l’un de ses serviteurs, placé à la tête de la Royal Society, pour discréditer l’influence politique de Leibniz. Ce serviteur qui n’était autre qu’Isaac Newton (1642-1727), un disciple de Locke, monta une cabale prétendant que Leibniz lui aurait volé l’invention du calcul différentiel - un calcul que Newton ne maîtrisait tout simplement pas ! Grâce à Locke, Newton devint un riche actionnaire de l’Empire colonial. Il fut également placé à la direction de la Monnaie pour la Grande refonte ce qui assura définitivement sa fortune. Le futur George Ier soutint Newton contre Leibniz et ce dernier fut éloigné de la famille royale. La mort étrange de la reine Anne, suivant de peu celle de Sophie, le fit accéder au trône. L’Empire était sauvé.

Néanmoins, comme le montre son énorme correspondance, Leibniz avait tissé un réseau d’amis à travers le monde qui partageaient le même idéal républicain. On trouve dans ce réseau un grand nombre de savants comme Denis Papin, l’inventeur d’une machine à vapeur pouvant naviguer, mais aussi de véritables républicains comme Jonathan Swift, dont les écrits constituent de cinglantes attaques contre l’Empire britannique. Et surtout, on trouve parmi les correspondants de Leibniz des dirigeants américains comme William Penn, John Winthrop Jr., Cotton Mather, etc.

C’est William Penn qui fonda la Pennsylvanie, dont le nom de la capitale - Philadelphie - fut inspiré d’un écrit de Leibniz intitulé Societa Philadelphica. Dès 1630, les Winthrop réussirent à arracher au roi d’Angleterre, Charles Ier, une charte leur permettant d’établir une colonie relativement autonome dans le Massachusetts, qui fut un véritable laboratoire d’essai pour un gouvernement républicain ; dans les décennies qui suivirent, l’Empire n’eut de cesse que de remettre la main sur cette charte. Quant à Cotton Mather, il fut le mentor intellectuel du principal organisateur de la révolution américaine - Benjamin Franklin (1706-1790) - un authentique savant leibnizien.

Au XVIIIe siècle, ces hommes étaient arrivés à la conclusion que la première république de l’histoire moderne ne pourrait être créée en Europe car l’oligarchie y était trop puissante. Cependant, cette oligarchie étant très occupée à se faire la guerre à elle-même (en particulier la France contre l’Angleterre), ils décidèrent de commencer par l’Amérique. L’interdiction faite aux Américains d’avoir des manufactures les convainquit finalement de la nécessité de la révolution. Cette révolution fut un compromis qui rassembla plusieurs tendances très différentes, ce qui explique pourquoi les Etats du Sud purent maintenir l’esclavage pendant encore un siècle. Cependant, grâce à Benjamin Franklin que l’on peut considérer comme l’inspirateur de la Déclaration d’indépendance bien qu’elle ait été formellement rédigée par Jefferson, le texte fondateur des Etats-Unis contient en germe la société industrielle et l’abolition de l’esclavage.

Alexander Hamilton et la première Banque nationale

Alexander Hamilton (1755-1804) fut l’aide de camp de George Washington (1732-1799) pendant la guerre d’Indépendance et le premier secrétaire au Trésor des Etats-Unis, de 1789 à 1794. Sous l’impulsion de Benjamin Franklin, il mit en oeuvre le système économique préconisé par Leibniz. C’est notamment lui qui créa la première Banque nationale des Etats-Unis. Par opposition au système de banques centrales indépendantes (privées), le système de Banque nationale donne à l’Etat la capacité unique d’émettre du crédit et, par conséquent, de diriger ce crédit vers une activité nécessaire à l’intérêt général. Ce système ne s’oppose pas à l’existence de banques privées (il s’appuie même sur ces dernières) mais il encadre leur activité et limite leur pouvoir politique. Hamilton savait que l’argent n’est que le moyen d’organiser la production et le commerce. Dans un système où l’émission de crédit est contrôlée par des intérêts strictement privés, l’argent devient lui-même un objet de commerce ; c’est d’ailleurs ce qui se passe à l’époque actuelle depuis l’adoption des taux de changes flottants depuis 1971. Le système de banques centrales indépendantes est donc intrinsèquement spéculatif et destructeur. Pour sortir de la crise économique actuelle, l’une des premières mesures que le Président américain devrait prendre d’urgence serait précisément la nationalisation de la Réserve Fédérale, l’actuelle banque centrale américaine, en se référant aux conceptions d’Hamilton.

Cependant, l’aspect le plus fondamental de l’oeuvre d’Hamilton réside dans son travail d’éducation vis-à-vis du citoyen et de ses élus. A cette fin, il rédigea un certain nombre de rapports présentés au Congrès – Rapport sur le crédit public (1790), Rapport sur une Banque nationale (1790), Rapport au sujet des manufactures (1791) - destinés à présenter ses conceptions économiques et à réfuter celles de l’Empire britannique.

Il faut préciser qu’un empire ne peut pas étendre sa domination de manière durable en se contentant de s’imposer par sa puissance militaire et policière. Il ne dure que parce qu’il dispose de moyens de propagande visant à contrôler l’esprit de ses sujets. L’année même de la Déclaration d’indépendance, en 1776, un employé de la Compagnie britannique des Indes orientales dénommé Adam Smith (1723-1790) écrit sa Richesse des Nations, une attaque explicite contre les volontés de la république américaine naissante de se doter de manufactures et de moyens de développement. Dans cet ouvrage, Smith recommande aux Etats de ne pas intervenir dans la vie économique et de laisser jouer les lois de la concurrence - la « main invisible » des marchés -, n’ignorant pas que les manufactures américaines n’auraient pu, dès leur démarrage, concurrencer les produits finis d’Angleterre. En adoptant un tel système, les Etats- Unis n’auraient eu pour seule ressource que de produire des matières premières et de laisser la puissance manufacturière à l’Empire britannique. Il s’agissait donc pour Smith de proposer à l’Amérique de rester dans une dépendance économique similaire à celle qu’elle connaissait avant la guerre ; en d’autres termes, maintenir le colonialisme sous une apparence républicaine. A partir du moment où elle était la seule à contrôler le pouvoir technologique et où elle empêchait le reste du monde d’y avoir accès, l’Angleterre ne risquait pas de dépendre des matières premières américaines puisqu’elle possédait d’autres colonies à travers le monde qui pouvaient remplir cette même tâche.

Il convient ici de souligner le lien de parenté étroit qui existe entre la doctrine économique de Smith et la physique de Newton et des empiristes, c’est-à-dire des ennemis de Leibniz. Pour Smith, l’économie d’une société humaine se résume à la somme algébrique des intérêts particuliers contradictoires qui s’y font concurrence. Smith considère que la meilleure qualité de l’être humain, c’est son égoïsme et non sa capacité à collaborer avec ses semblables dans un projet commun. Cependant, la somme de ces égoïsmes crée un plus grand bien pour tout le monde. Pourquoi ? Parce que grâce à la « main invisible », le marché est autorégulé. C’est tout. Personne ne peut expliquer ce qu’est cette divinité mystérieuse, il faut se contenter d’y croire. L’espace physique de Newton est tout aussi arbitraire. Il est composé d’un grand vide dans lequel des particules élémentaires passent leur temps à s’entrechoquer, s’attirer et se repousser. L’univers est constitué de la somme de ces particules. Il n’y a pas d’harmonie d’ensemble, seule la loi de gravitation universelle régit le comportement de chaque individu vis-à-vis de ses voisins immédiats. Comment ce désordre initial peut-il créer des structures organisées, de la vie, de l’intelligence ? Face à cette question gênante, Newton fait intervenir une divinité : le Grand Horloger qui vient régulièrement remonter le monde. Avec encore moins de rigueur intellectuelle, les newtoniens actuels de la physique font intervenir le « dieu hasard » et balayent le problème d’un revers de la main en ajoutant que, de toutes façons, le monde va vers une mort chaude ou une mort froide et que l’existence de l’homme n’est qu’un accident statistique. Au hasard des physiciens correspond donc la main invisible des économistes. Dans les deux cas, il est demandé à l’individu d’avoir foi en des axiomes arbitraires, et de ne pas trop chercher à intervenir dans les affaires du monde.

Prenant une attitude diamétralement opposée, Hamilton demande dans son Rapport au sujet des manufactures, à ce que l’Etat mette en oeuvre toutes les mesures permettant de favoriser la capacité productrice de la société. Ceci implique, bien entendu, de favoriser par un ensemble d’avantages et de primes la création de manufactures et l’utilisation de nouvelles machines, de promouvoir l’immigration de main-d’oeuvre étrangère, de taxer l’importation de produits finis étrangers, d’interdire l’exportation de matières premières, de favoriser les inventions et de construire un réseau national d’infrastructure de transport. Toutes ces propositions sont fondamentalement opposées au système d’Adam Smith et de ses héritiers d’aujourd’hui.

On peut donc considérer les rapports d’Hamilton comme une véritable déclaration d’indépendance économique des Etats-Unis, c’est-à-dire la référence pour ce que l’on appelle le « Système américain d’économie politique » : ils sont une réfutation claire et systématique des dogmes d’Adam Smith sur le libre-échange. Malheureusement, toutes les recommandations d’Hamilton n’ont pas été suivies ; le Rapport au sujet des manufactures n’a pas été adopté par le Congrès. Cependant, les idées qu’il contient ont été pleinement reprises par les économistes américains qui, à la suite d’Hamilton, ont développé les Etats-Unis au cours du XIXe siècle.

L’ennemi intérieur

Pour bien comprendre la société américaine d’aujourd’hui, il faut réaliser que, dès le début, l’idéal républicain qui anime les conceptions économiques d’Hamilton a été violemment combattu de l’intérieur par une faction dont les membres avaient pleinement adopté les moeurs oligarchiques de l’Empire britannique, lorsqu’ils n’étaient pas carrément des traîtres.

Qu’ils possèdent des plantations et des esclaves dans le Sud ou qu’ils contrôlent la puissance financière des établissements bancaires privés de la Côte Est, ces oligarques ont un point commun : ils sont tous ennemis du progrès scientifique et du développement industriel. Même si certaines de ces familles dirigent des empires industriels, leur objectif n’est pas le développement de l’industrie en tant que tel mais l’utilisation de celle-ci pour asseoir leur pouvoir politique et financier (ils chercheront, par exemple, à contrôler un certain type d’industrie tout en s’opposant aux innovations qui menaceraient ce contrôle). L’idée qu’un Etat soit au service d’un projet de développement et mette en oeuvre à cette fin des outils tels qu’une banque nationale, des barrières protectionnistes ou qu’il organise la création d’infrastructures, leur est tout simplement insupportable.

Parmi ceux qui ont entrepris un sabotage systématique de l’oeuvre d’Hamilton, deux méritent ici d’être signalés. Le premier, Aaron Burr (1756-1836), fut dénoncé par Hamilton comme ayant essayé d’organiser un coup d’Etat. Ceci lui coûta la présidence des Etats-Unis qu’il convoitait en 1800, mais il devint tout de même vice-président du Président Jefferson jusqu’au 11 juillet 1804, date à laquelle il tua Hamilton au cours d’un duel. Exilé, il essaya d’organiser une Sécession des Etats du Nord - en d’autres termes, une dissolution des Etats-Unis pour le plus grand bénéfice de l’Empire britannique. Gracié, il revint à New York où il fonda la Banque de Manhattan, nommée plus tard la Chase Manhattan Bank. A partir de cette banque, il spécula et organisa le trafic d’opium en collaboration avec d’honorables établissements britanniques qui lancèrent deux guerres de l’opium en Chine. [1]

Tandis que Burr supprimait physiquement Hamilton, Albert Gallatin (1761-1849) tenta de détruire son oeuvre économique. Gallatin fut secrétaire au Trésor pendant une très longue période, de 1801 à 1816, sous les présidences de Jefferson et de Madison. Il a été reconnu jusqu’à aujourd’hui comme une référence par de nombreux économistes tels que feu Milton Friedmann, car sa principale obsession était de couper dans les budgets pour réduire la dette publique.

Or la toute jeune république dut mobiliser ses ressources pour construire une marine de guerre et protéger son commerce face à une menace contre sa sécurité nationale. En effet, la guerre d’Indépendance était achevée mais, sous prétexte de guerre contre la France, l’Angleterre attaquait systématiquement des vaisseaux américains pour prendre leurs cargaisons et enrôler de force leur équipage. La France finit par imiter l’exemple anglais. Hamilton savait que le problème de la dette pouvait attendre et il serait résolu par la création de richesses futures obtenues en aidant les manufactures. Cependant, Gallatin considérait au contraire qu’il fallait avant tout « être crédible » sur le plan commercial, c’est-à-dire payer la dette publique quitte à pratiquer une politique d’austérité qui empêcherait l’Amérique de se défendre. Gallatin réussit à convaincre Jefferson que l’Angleterre laisserait les Etats-Unis relativement tranquilles, si ces derniers ne la « provoquaient » pas en s’armant et s’ils respectaient les règles du jeu économique... britanniques. Gallatin finit sa carrière à la National Bank of New York, d’où il est devenu l’un des chefs de file des défenseurs du libre-échange aux Etats-Unis. Il a également contribué à détruire de l’intérieur le système de banque nationale d’Hamilton.

Le parti Whig et Friedrich List mènent la bataille contre le libre-échange

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Friedrich List

Face au danger que les politiques économiques de Gallatin représentaient pour l’existence même des Etats-Unis, des anciens membres du « mouvement des jeunes » de Franklin, comme l’économiste Mathew Carey (1760-1839), le futur président John Quincy Adams (1767-1848) et le futur ministre des Affaires étrangères Henry Clay (1777- 1852), organisèrent la résistance en créant le Parti Whig. Ils forcèrent littéralement le président Madison à déclarer la seconde guerre d’indépendance de 1812 à 1815 contre l’Angleterre - une guerre qui fut gagnée grâce à une mobilisation économique qu’ils ont notamment organisée autour de la construction d’une flotte.

Ils ont également rétabli des barrières protectionnistes, lancé des travaux d’infrastructure et attaqué les doctrines de libre-échange d’Adam Smith et de ses successeurs, Jean- Baptiste Say (1767-1832), David Ricardo (1772-1823) et Thomas Malthus (1766-1834). Un homme a joué un rôle capital pour aider le Parti Whig dans cette entreprise, il s’agit de l’économiste germano-américain Friedrich List (1789-1846). Ce dernier s’est peut-être opposé plus explicitement qu’Hamilton lui-même au libre-échange. En Allemagne, List est le père du Zollverein, c’est-à-dire l’union douanière qui a jeté les bases de l’unité politique allemande. Il concevait cette union douanière comme devant être accompagnée de la création d’un vaste réseau d’infrastructures, en particulier ferroviaires. Lorsqu’il s’est trouvé aux Etats-Unis de 1825 à 1832, il a mené la même bataille économique qu’en Allemagne, se montrant ainsi à la fois patriote de son pays et citoyen du monde.

Dans une lettre adressée le 10 juillet 1827 à Charles Ingersoll, vice-président de la Société pour la promotion des manufactures et des arts mécaniques de Pennsylvanie, List écrit : « Je limite mes efforts à la réfutation de la théorie d’Adam Smith et de ses disciples, dont les erreurs fondamentales n’ont pas encore été comprises aussi clairement qu’elles devraient l’être.

« C’est cette théorie qui fournit aux opposants du Système américain les moyens intellectuels de leur opposition. C’est l’alliance entre ces prétendus théoriciens et ceux qui croient avoir intérêt au libre-échange, qui donne une telle apparence de force au parti opposé. Se vantant de leur supériorité imaginaire en matière de science et de connaissance, les disciples de Smith et de Say traitent chaque défenseur du bon sens comme un empiriste dont les pouvoirs mentaux et les réalisations intellectuelles ne sont pas suffisamment développés pour pouvoir concevoir la sublime doctrine de leurs maîtres.

« Je crois que le devoir [de la convention générale d’Harrisburg, 1827] est de frapper fort, en déclarant erroné le système d’Adam Smith et d’autres, en lui déclarant la guerre au nom du Système américain, en invitant les intellectuels à révéler ses erreurs et à préparer des cours populaires sur le Système américain - et enfin, en faisant en sorte que le gouvernement général [des Etats-Unis] soutienne l’étude du Système américain dans les différents collèges, universités et institutions académiques sous ses auspices. »

Son livre intitulé Le système national d’économie politique, conçu pour l’essentiel à Paris, a circulé à travers le monde à partir de 1841 et a fourni un argumentaire majeur pour tous les opposants au libre-échange britannique. Dans cet ouvrage, List montre explicitement comment le système d’Adam Smith n’est rien d’autre qu’un outil pour permettre le pillage des pays sous-développés. Il reste, de ce fait, d’une importance capitale pour nous.

Plus profondément, List explique pourquoi le libre-échange n’a rien de scientifique. Pour Adam Smith, la richesse des nations est basée sur l’échange de valeurs organisé selon un principe consistant à « acheter à bon marché pour revendre cher ». A contrario, List estime qu’une nation qui ne produit que des valeurs d’échange peut paraître à un certain moment dans une bonne position économique (pensons aux économies « émergentes » d’aujourd’hui en Amérique Latine ou en Asie du Sud Est), mais elle ne sera jamais souveraine, indépendante et réellement forte au niveau industriel.

Il écrit que « la faculté de produire de la richesse est plus importante que la richesse elle-même ; elle assure non seulement la progression et l’augmentation de ce qui a été gagné mais aussi le remplacement de ce qui a été perdu ». Ainsi, la vraie source de la valeur, c’est l’éducation, les progrès culturels, le développement scientifique : « L’état actuel des nations est le résultat de toutes les découvertes, inventions, améliorations, perfections et efforts de toutes les générations qui ont vécu avant nous ; ceux-ci forment le capital mental de l’espèce humaine d’aujourd’hui et chaque nation séparée n’est productive que dans la mesure où elle a su comment s’approprier les acquis des anciennes générations et les accroître par ses propres acquis. Le produit le plus important des nations, ce sont les hommes. »

Cette dernière affirmation, typiquement leibnizienne, selon laquelle la richesse se trouve dans la capacité créatrice de l’individu, est capitale non seulement pour réfuter Smith qui place la richesse dans le bénéfice commercial, mais également Karl Marx pour qui la richesse se trouve dans le nombre d’heures de travail physique effectué par l’ouvrier, ou le nombre de litres de sueur qu’il aura transpiré. List montre que Marx et Smith commettent la même erreur : ce sont des matérialistes, ils croient en des notions fixes de la richesse.
Ce n’est pas sans humour que List fait remarquer que si l’on considérait le simple travail physique comme la cause de la richesse, alors il serait difficile d’expliquer pourquoi les nations modernes sont incomparablement plus riches, plus peuplées, plus puissantes et plus prospères que celles des anciens temps. Proportionnellement, ces dernières employaient en effet plus d’heures de travail par habitant. [2]

La marche vers la guerre de Sécession

Le Parti Whig aidé par List a réussi à faire des Etats-Unis une puissance industrielle, mais cette impulsion décisive a été de courte durée. En 1833, Andrew Jackson, le héros de la seconde guerre d’indépendance, est devenu Président des Etats-Unis à la suite de John Quincy Adams. Officiellement, Jackson prétendait soutenir le Système américain ; dans les faits, il a trahi ce système et un bras de fer s’est engagé entre son Administration et le Parti Whig, dirigé depuis le Congrès par Henry Clay. Poursuivant l’oeuvre destructrice d’Albert Gallatin, Jackson a retiré les fonds fédéraux de la Banque nationale, enlevant au gouvernement le principal outil de sa politique économique tel que l’avait voulu Hamilton. La politique de crédit étant ainsi laissée dans les mains des banquiers privés de la Côte Est (et de leurs associés britanniques) opposés par principe au développement, l’activité manufacturière – le poumon de l’économie – s’est trouvée asphyxiée.

Ceci a empêché l’émergence d’un secteur industriel dans les Etats du Sud, les entrepreneurs locaux n’étant pas en mesure d’obtenir le crédit nécessaire pour leurs activités. Soutenus par l’Angleterre de lord Palmerston avec laquelle ils étaient en relation commerciale, les planteurs de coton du Sud ont alors menacé de faire sécession si le système de libre-échange n’était pas adopté. Pour éviter la dissolution de la nation, Clay a donc été forcé d’accepter en 1833 un compromis qui a mis à mal le système protectionniste. Il est important de le souligner ici : les banquiers de Boston et les esclavagistes du Sud ont ceci en commun qu’ils sont en bons termes avec l’Empire britannique et qu’ils défendent le libre-échange. Ces mesures imposées par Jackson furent très lourdes de conséquences. En 1837, les Etats-Unis se trouvaient en dépression économique et connaissaient des famines.

L’arrêt du développement industriel du Sud a redonné un coup de fouet au commerce du coton et, par là même, aux pratiques d’esclavage qui avaient alors commencé à disparaître. La question de l’esclavage a été alors utilisée pour jeter de l’huile sur le feu. Franklin, Hamilton, John Quincy Adams, et après eux Lincoln et Henry Carey, étaient explicitement opposés à l’esclavage. Comme cela devrait être clair d’après ce qui précède, l’un des aspects fondamentaux de leur bataille a été de créer délibérément les conditions économiques aboutissant à l’abolition de l’esclavage tout en évitant une guerre civile qui aurait affaibli la république et l’aurait mise à la merci de l’Empire. Alors que les banquiers de Boston se sont opposés à cette politique économique, il est particulièrement important de préciser que ces derniers ont en même temps soutenu le mouvement abolitionniste radical. Le célèbre abolitionniste radical William Lloyd Garrison, par exemple, était un directeur de la banque d’Albert Gallatin. Harriet Beecher Stowe, l’auteur de La case de l’oncle Tom, une autre figure du mouvement abolitionniste radical, était également liée aux mêmes intérêts financiers. Ces abolitionnistes radicaux ont notamment soutenu l’équipée sanglante de John Brown, qui s’est livré à des massacres de civils dans les Etats du Sud et d’autres actions spectaculaires pour « s’opposer à l’esclavage ». Naturellement, bien loin d’aider le sort des esclaves, tout cela n’a fait que terroriser la population et faciliter l’éclatement de la guerre civile. Ce mouvement, on l’aura compris, a été suscité pour saboter les efforts des véritables abolitionnistes tels que Lincoln ou Henry Carey. [3]

Parallèlement à cela, les banquiers prirent le contrôle du Parti démocrate américain, à partir duquel ils dirigèrent la politique américaine jusqu’à la guerre de Sécession de manière quasi continue par l’intermédiaire des présidents suivants : Jackson (1829 et 1833), Van Buren (1837), Polk (1845), Pierce (1853) et Buchanan (1857). Tous ces hommes poursuivirent l’entreprise de destruction économique de Gallatin.

Dans cet intervalle, deux présidents Whig opposés au libre-échange furent élus : William Henry Harrison (1841) et Zachary Taylor (1849) mais tous deux sont morts peu après leur élection dans des circonstances troublantes. [4]

Lincoln applique le programme économique d’Henry Carey

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Abraham Lincoln (1809-1865)

Lorsque Abraham Lincoln (1809-1865), un héritier déclaré d’Henry Clay, arrive à la Présidence au début de 1861, la situation des Etats-Unis est donc pratiquement désespérée. Sur le plan économique, les politiques de Jackson et de ses successeurs ont ruiné le pays. La population américaine est démoralisée et corrompue. Sur le plan stratégique, deux forces apparemment antagonistes poursuivent le même but de faire éclater les Etats-Unis en tant que république souveraine : au Nord, les banquiers et, au Sud, les planteurs de coton. Ces deux forces sont soutenues simultanément par l’Empire britannique à travers des établissements banquiers tels que Rothschild et Baring. C’est donc improprement que l’on qualifie la guerre de Sécession de « guerre civile ». Il serait plus exact de dire que, depuis la Révolution américaine, la guerre irrégulière menée par l’Angleterre (aidée de temps en temps par la France) contre le Système américain n’a jamais cessé. La guerre de Sécession est donc une guerre internationale non déclarée.

Lorsque le conflit éclate, le gouvernement a un besoin urgent de financement mais les Britanniques organisent contre lui un boycott de crédit sur le plan international. L’administration Lincoln se tourne alors vers la New York Associated Banks et négocie un prêt de 150 millions de dollars en or. Sur un prétexte fallacieux, le directeur d’Associated Banks qui n’est autre que James Gallatin, le fils d’Albert Gallatin, suspend le paiement au gouvernement fédéral le 28 décembre 1861. Cela déclenche une réaction en chaîne de défauts de paiement qui culmine avec la suspension, par le Trésor, du paiement en or sur toutes les obligations gouvernementales - domestiques et internationales - ce qui a pour effet de sortir les Etats-Unis du système standard or international. En d’autres termes, le gouvernement américain est en faillite.

Agissant de concert avec leurs associés britanniques, les banquiers de New York font pression sur Lincoln pour qu’il abandonne la souveraineté nationale économique. En janvier 1862, James Gallatin présente au Trésor l’ultimatum des banques qui se résume en quatre points :

  • payer l’effort de guerre au moyen d’une augmentation massive des impôts directs sur la population ;
  • déposer tout l’or du gouvernement dans les banques privées de New York et donner à ces banques le monopole sur le commerce de la dette gouvernementale, qui se présente essentiellement sous la forme d’obligations que les banquiers veulent vendre sur le marché londonien ;
  • suspendre les lois permettant au gouvernement de réguler l’activité des banques ;
  • supprimer toute émission de papier-monnaie du gouvernement, de sorte que seuls l’or et les billets émis par les banques privées puissent circuler comme monnaie.

Toute ressemblance avec des mesures imposées actuellement par le Fonds monétaire international ne saurait être une coïncidence fortuite...

Accepter de telles conditions serait revenu à signer l’arrêt de mort des Etats-Unis en tant que nation souveraine ; Lincoln les rejeta. A la place de cela, il mit en oeuvre toute une série de mesures économiques révolutionnaires inspirée directement du Système américain qui sauvèrent la nation. En particulier, il utilisa les pouvoirs souverains de l’Etat pour faire émettre plus de 400 millions de dollars sous forme de papier-monnaie (ces billets portèrent le nom de « greenbacks ») et le Trésor américain vendit pour 1,3 million de dollars d’obligations gouvernementales 5 : 20 (rachetables en cinq ans et arrivant à maturité en vingt ans), non pas à des banquiers étrangers mais directement à la population américaine. Le père intellectuel de l’ensemble du programme économique de Lincoln n’est autre que l’économiste Henry Carey (1793-1879), le fils de Mathew Carey.

A la demande de Lincoln, le Congrès vota dans l’urgence la loi autorisant l’émission des greenbacks par le Trésor - le Legal Tender Act. Cependant, les alliés de Lincoln et Carey au Congrès ne purent empêcher que soit associé à cette loi un amendement qui fut lourd de conséquences par la suite. Selon cet amendement, d’une part, le cours légal des greenbacks serait limité dans le temps, d’autre part, les greenbacks ne seraient pas convertibles en or ; en particulier, ils ne pourraient pas être utilisés pour payer les intérêts des obligations de guerre, même si ces dernières eussent été achetées en greenbacks.

Néanmoins, cet « argent du peuple », comme Carey l’appelait, a circulé et a été utilisé à l’échelle locale pour financer les fermes, les entreprises et les manufactures. Son utilisation, combinée avec les autres politiques génératrices de crédit du gouvernement de Lincoln, ont lancé l’une des plus grandes expansions industrielles de toute l’histoire de l’humanité.

Parmi les mesures adoptées par l’administration Lincoln figurent les suivantes : taxes protectionnistes en faveur de l’industrie américaine, émission de monnaie (greenbacks), un système de Banque nationale, création d’une Académie nationale des sciences, création du département de l’Agriculture, construction du chemin de fer Transcontinental, création du réseau télégraphique, etc. Toutes ces mesures souhaitées en leur temps par Hamilton et List firent des Etats-Unis la première puissance industrielle du monde. Mettant en acte l’oeuvre universelle initiée deux siècles plutôt par Leibniz et ses associés, les politiques de Carey firent beaucoup d’émules à travers le monde depuis la Prusse et la Russie jusqu’en Chine et au Japon en passant par l’Amérique latine. Cette politique américaine de développement visait à éradiquer définitivement le pouvoir mondial de l’Empire britannique.

Pour bien comprendre à quel point le Système américain représentait une menace pour Londres, il convient ici de donner quelques précisions concernant le système britannique de standard or (ou étalon-or). Au XIXe siècle, les pièces d’or étaient encore reconnues comme la seule forme légitime de richesse. En 1821, le gouvernement britannique imposa sur le plan international le standard or, avec la livre sterling comme monnaie de référence mondiale (le même rôle que joue le dollar aujourd’hui). En 1844, une loi votée au Parlement britannique - le Peel Act - fixa le prix international de l’or à 3 livres, 17 shillings et 9 pence l’once. Sous le standard or international, toutes les dettes publiques et privées ainsi que toutes les obligations financières, y compris le papier-monnaie, étaient rachetables en espèces (c’est-à-dire, dans le langage de l’époque, en pièces d’or) à la demande. Au cours du XIXe siècle, la City de Londres a pu, par ce système, contrôler l’ensemble des affaires monétaires du monde entier. Elle dominait directement la fourniture d’or : en 1873, les banques de Londres détenaient 120 millions de livres d’or, contre 40 millions pour celles de New York, tandis que les banques françaises et allemandes en détenaient respectivement 13 et 8 millions.

De 1840 à 1850, les principales banques de Londres étaient les « prêteurs de dernier ressort » pour les grandes entreprises et les gouvernements. Une grande part des dettes étrangères des gouvernements était ainsi détenue à Londres. Par son contrôle sur cette dette et sa position dominante sur le marché de l’or, Londres était donc en mesure de lancer des guerres économiques et financières contre ses ennemis, et en particulier les Etats-Unis. C’est précisément cela que les banques de New York alliées des Britanniques ont tenté de faire en 1861, en interrompant leurs versements au gouvernement américain afin qu’il renonce à sa souveraineté économique.

Les greenbacks furent donc non seulement une mesure d’urgence pour pouvoir financer l’effort de guerre et sauver la nation mais, plus important encore, ce fut une remise en question fondamentale du standard or menaçant ainsi directement l’Empire britannique. En effet, avec le standard or, la quantité de monnaie qui circule est essentiellement limitée par la quantité d’or détenue dans les banques dont elle est la contrepartie. En conséquence, le crédit aux entreprises est lui-même limité et le développement de la nation également. Comme Hamilton et Carey l’avaient parfaitement compris, il est possible d’accroître la masse monétaire en circulation sans produire de l’inflation : la contrepartie de cette monnaie n’est plus une quantité fixe d’or mais une anticipation des richesses physiques produites dans l’avenir par les manufactures qui bénéficient de facilités de crédit. Ce système dynamique ne fonctionne que dans la mesure où le gouvernement, représentant le bien public (le « general welfare » selon les termes de la Constitution américaine), oriente les crédits ainsi générés vers une production qu’il juge utile pour répondre aux besoins de la société, et non pas vers des entreprises spéculatrices.

L’après Lincoln

Abraham Lincoln est assassiné le 14 avril 1865, au moment où la guerre de Sécession s’achève. La guerre entre la République américaine et l’Empire se poursuit alors sous de nouvelles formes. Le démocrate Andrew Johnson, vice-président de Lincoln, prend sa place et s’oppose à l’égalité des droits entre les Noirs et les Blancs. Il essaie notamment, en vain, d’empêcher le Congrès de voter le 14e amendement de la Constitution interdisant toute limitation des droits des citoyens. Au Congrès, les amis de Carey lancent contre lui une procédure d’impeachment (destitution) pour trahison, à laquelle il n’échappe que par une voix de majorité en 1868. Néanmoins, quelques mois plus tard, la présidence revient à Ulysses Grant, du Parti républicain (le parti de Lincoln), le héros de la guerre de Sécession. Malheureusement, Grant est influençable et sa politique économique s’avérera désastreuse. Henry Carey se retrouve donc le chef de file du Système américain.

L’offensive économique de l’Empire commence dès la mort de Lincoln. Dans le numéro d’avril de la revue North American Review, Simon Newcomb, le chef de l’Association de la science sociale de Boston, publie un article intitulé « Examen de notre politique économique ». Dans cet article, il demande que la nation retourne à des « principes économiques sains » ; il appelle à une « contraction de la monnaie », c’est-à-dire rétablir sans délai la convertibilité or, abandonner les greenbacks et mettre un terme au protectionnisme. Une trahison totale de la révolution de Lincoln ! Quelques jours plus tard, le secrétaire d’Etat au Trésor, Hugh McCulloch, membre de la même association, lance dans le Chicago Tribune une attaque violente et personnelle contre Henry Carey, tout en se faisant l’écho des exigences politiques formulées dans l’article de Newcomb. En décembre 1865, McCulloch demande, dans son Premier rapport annuel, l’autorisation de retirer immédiatement les greenbacks de la circulation. Le 18 décembre, la Chambre des représentants décide par un vote de 144 voix contre 6 de coopérer avec le Trésor dans son entreprise de contraction de la monnaie. Lors de son discours inaugural, Andrew Johnson annonce sans ambiguïté : « [...] le libre-échange avec tous les marchés du monde est la véritable théorie du gouvernement. »

L’ampleur des efforts personnels entrepris par Carey pour empêcher cette politique est considérable. Entre janvier 1866 et mars 1869 (date de l’entrée en fonctions de Grant), il a écrit des milliers de pages sous forme d’articles, de lettres ouvertes, de travaux théoriques qui sont publiés à des millions d’exemplaires à travers tous les Etats-Unis. Ces textes ont permis d’organiser une résistance nationale et de freiner la destruction du Système économique américain pendant des années, sauvant ainsi l’impulsion industrielle donnée pendant la guerre. Parmi ces textes figurent une série de lettres ouvertes à McCulloch qui ont été publiées dans plus de la moitié des journaux américains. Dans la quatrième de ces lettres, Carey montre que la contraction monétaire serait une trahison du bien public (general welfare), une notion fondamentale dans la Constitution américaine et qui se trouve au centre de la politique de Lincoln. Dans la septième lettre, Carey expose sans ambiguïté la question stratégique sous-jacente à ce débat économique sur la contraction : « La question, mon cher Monsieur, sur laquelle vous devez vous prononcer est, à mon avis, la plus importante qui n’ait jamais été soumise à un seul individu. Nous venons juste d’en finir avec une petite difficulté interne [la guerre civile] ; laissant jusqu’à présent en suspens la grande question de savoir si le monde devra être, à l’avenir, soumis au système britannique antinational qui a pour objectif particulier de permettre aux banquiers et aux courtiers de réduire en esclavage les fermiers et les agriculteurs du monde extérieur [...]. La contraction, au moyen de laquelle le prix de l’argent est si rapidement élevé, passe par la première de ces directions et a pour résultat de donner la victoire à l’Angleterre. »

En conséquence de ce bras de fer entre Carey et McCulloch, le Congrès vota en avril 1866 une loi de compromis qui autorisait le Trésor à commencer le retrait des greenbacks de la circulation, mais qui limitait ce retrait à 10 millions de dollars pendant les six premiers mois et 4 millions par mois par la suite, c’est-à-dire beaucoup moins que ce que McCulloch avait demandé.

Néanmoins, cette législation constitua un changement majeur de direction pour la nation, d’autant plus que le retrait des greenbacks n’était qu’un aspect particulier de la politique de contraction monétaire. Au total, entre 1865 et 1877, la quantité d’argent en circulation aux Etats-Unis est passée de 2,1 milliards de dollars à 606 millions, soit de 58 à 14,60 dollars par habitant, provoquant un effondrement des prix des denrées de base. Mesurée en termes de paniers de biens (c’est-à-dire en termes d’économie physique), la dette du pays a doublé au cours de cette période.

A la convention républicaine de 1868, Carey et ses alliés se retrouvent minoritaires et le programme électoral du Parti républicain adopte la politique de McCulloch : le parti de Lincoln a perdu ses repères. Deux jours après l’élection du 3 novembre, Carey écrit une série de lettres au nouveau président Grant intitulées « Aurons nous la paix ? ». Il explique que la seule manière de surmonter la crise politique et économique à laquelle la nation fait face, consiste à lancer un développement économique du Sud, combiné avec une poursuite des politiques nationales de développement économique des années Lincoln. Malheureusement, l’administration Grant poursuit la politique de contraction et il s’ensuit fort logiquement une très grave crise économique en 1873.

Le 18 septembre 1873, l’établissement financier de Jay Cooke est déclaré en faillite. Cooke, un soutien majeur de la politique économique de Lincoln, s’effondre suite aux attaques combinées de Wall Street et de la City de Londres qui font courir le bruit de son insolvabilité. Ces rumeurs provoquent une réaction des banques britanniques qui lui demandent de rendre l’argent qu’elles lui ont prêté pour des fonds destinés à la construction du réseau ferroviaire du Pacifique Nord. La faillite de Cooke déclenche la plus grave dépression économique de l’histoire du pays à cette date. Les marchés d’actions de New York ferment pour la première fois de leur histoire ; dans les 24 heures, 37 banques et sociétés de courtage s’effondrent.

Lorsque l’année 1873 s’achève, plus de 5000 entreprises commerciales en ont fait autant. Les effets de cette dépression se sont fait sentir jusque dans les années 1890. En avril 1874, les alliés de Carey au Congrès font passer une loi autorisant une augmentation des greenbacks en circulation, mais Grant y oppose son veto. Pour finir, le Specie Resumption Act, loi par laquelle est décidé le retour à la convertibilité or, est voté et ratifié en janvier 1875. La mise en application de cette loi est cependant retardée jusqu’en 1879, année de la mort de Carey.

Les cinquante années qui suivent sont une longue période de décadence économique et politique des Etats-Unis. Au cours de cette période, le président William McKinley est le dernier représentant du Système économique américain qui, malgré certaines faiblesses, reste un ardent défenseur du protectionnisme. Cependant, McKinley est assassiné en 1901. Son successeur, Théodore Roosevelt, est le premier Président américain issu d’une famille directement liée à la Confédération sudiste. C’est avec lui que commence véritablement la « relation particulière » entre les Etats-Unis et l’Angleterre et ce que l’on appelle la « politique de la canonnière » ou plus simplement « l’impérialisme américain ».

Sur le plan économique, l’arrivée au pouvoir de Théodore Roosevelt se traduit par un abandon radical du Système américain et des grands projets d’infrastructure caractéristiques de l’héritage de Lincoln et Carey, ainsi que l’adoption du libre-échange britannique. Théodore Roosevelt adopta une politique de conservation des « espaces naturels » (5) dans son pays, arrêtant de grands projets d’infrastructure entre l’Est et l’Ouest des Etats-Unis et maintenant le Sud dans un état d’arriération. On comprend mieux ainsi pourquoi l’intérieur des Etats- Unis est encore un désert humain un siècle plus tard.

L’héritage

Après la mort de Carey, les Etats-Unis vont connaître une cinquantaine d’années de déclin économique et culturel, plaçant le pays sous la domination d’un petit groupe de cartels financiers dirigés par la banque de JP Morgan. Ces intérêts privés ont appliqué une politique de pillage économique et de spéculation financière. Ils ont créé la Réserve fédérale sous la présidence Wilson, l’antithèse même d’une Banque nationale. Ils ont pris le contrôle de l’infrastructure de base et ont fait de l’électricité une denrée rare et coûteuse, à l’image des pratiques récentes en Californie au début des années 2000. Cette politique économique va aboutir à la Grande Dépression.

C’est dans ce contexte désastreux que Franklin Delano Roosevelt devient président des Etats-Unis en 1933. Les milieux financiers ne s’en méfient guère car ils le croient appartenir à leur caste. En effet, membre très important du Parti démocrate, il est le cousin de Théodore Roosevelt et a été le secrétaire d’Etat à la Marine du Président Wilson. Cependant, ils se trompent. Ecarté de la vie publique en 1921 par une crise de poliomyélite, Franklin Roosevelt décida d’étudier les travaux d’un ami de son arrière arrière-grand-père, Isaac Roosevelt, cent cinquante ans auparavant. Cet ami s’appelait Alexander Hamilton.

La conclusion qu’il tira de cette étude est résumée par Roosevelt lui-même, au cours d’une discussion avec lord Halifax sur son New Deal : « Je suis bien conscient que les experts vont probablement attaquer de telles propositions avec le plus grand enthousiasme. Cependant, j’en suis venu à comprendre que tout ce qui m’a été enseigné à l’université sous le nom d’économie par des experts en la matière s’est avéré totalement faux ! »

Dès son arrivée à la Maison Blanche, Roosevelt fait passer une série de lois anti-spéculatives et, en l’espace de quelques semaines seulement, il brise le pouvoir des banques et organise une politique de crédits publics finançant de grands projets d’infrastructure à travers tout le pays. N’ayant pas pu l’éliminer, les banques sont forcées de collaborer à son New Deal. Pour réfuter l’une des nombreuses idées fausses entretenues au sujet de ce « miracle économique », il faut préciser que l’effort de guerre ne sera engagé qu’à partir du second mandat de Roosevelt, c’est-à-dire 1937-1941. Autrement dit, ce n’est pas la guerre qui a remis l’économie américaine sur pied, mais c’est la réussite de l’impulsion économique lancée par Roosevelt, inspirée du Système américain d’économie politique, qui a permis l’effort de guerre, et par là, la victoire contre le nazisme ! Comme son fils, Eliot Roosevelt, l’indique dans sa biographie intitulée As he saw it, Roosevelt avait l’intention d’organiser un Global New Deal, après la guerre, c’est-à-dire une décolonisation du monde et un développement économique général. Sa mort prématurée empêcha ce projet de se réaliser.

Depuis la mort de Roosevelt, et mises à part les courtes années de la présidence Kennedy, les Etats- Unis connaissent un déclin économique et culturel qui fait resurgir le spectre de la Grande Dépression, excepté qu’elle concerne cette fois-ci l’ensemble de la planète. Cependant, le projet de développement économique mondial dont rêvait Roosevelt est encore bien vivant. Au sein du Parti démocrate, il existe une faction grandissante défendant la tradition rooseveltienne, dirigée par l’économiste Lyndon LaRouche. Pour sortir de la crise actuelle, voilà ce que celui-ci préconise : « Pour l’essentiel, ma philosophie économique se résume comme suit : les Etats-Unis doivent retourner au Système américain d’économie politique, tel que l’établit le Président George Washington et tel que l’élabora le secrétaire au Trésor Alexander Hamilton dans trois célèbres rapports au Congrès concernant le crédit national, la banque nationale, et les manufactures. Cela veut dire la fin du “libre-échange”, de la “dérégulation” et du “monétarisme” chers à Adam Smith. Cela veut dire la promotion de l’investissement à haute intensité capitalistique en vue de progrès technologiques rapides. Cela veut dire la disponibilité de crédits bon marché pour investir dans ces secteurs et des avantages fiscaux généreux aux investissements correspondants. Cela veut dire un vaste programme de rénovation et d’amélioration des infrastructures de la nation et la remise en état du système scolaire et de celui de la santé. [...] »

Certes, comme avec Roosevelt, « les experts » attaquent « de telles propositions avec le plus grand enthousiasme ». Néanmoins, les propositions de LaRouche de réorganisation du système monétaire international – un nouveau Bretton Woods – et de grands projets d’infrastructure – le Pont terrestre eurasiatique – sont aujourd’hui discutées au plus haut niveau dans des pays comme la Russie, l’Inde, la Chine, l’Italie et bien d’autres. En Italie, par exemple, 77 sénateurs de tous les partis avaient introduit en 2003 une motion au Sénat italien en faveur d’un nouveau Bretton Woods, tel que l’a formulé LaRouche. Actuellement, le principal défenseur du Nouveau Bretton Woods en Italie n’est autre que le ministre de l’Economie Guilio Tremonti. En France, en dehors des associés de LaRouche, quelques voix ont commencé récemment à se faire entendre en faveur de ce projet, comme l’ancien Premier ministre, Michel Rocard.

Toutefois, l’espoir de faire revivre cette tradition économique réside principalement dans un mouvement de jeunes que LaRouche a lancé aux Etats-Unis et qui est également en train de s’étendre en Europe. Sa particularité est d’avoir été conçu comme une « université ambulante », liant l’action politique à l’étude en profondeur de l’histoire, de la science et des arts. Ces jeunes, qui seront les leaders de demain, ressemblent beaucoup aux jeunes révolutionnaires américains qui entouraient un autre jeune de 80 ans : Benjamin Franklin.

Alexander Hamilton et le Rapport sur une banque nationale (extraits)


« Le Secrétaire rapporte respectueusement :
« [...] Qu’une banque nationale est un instrument de première importance en vue d’une administration prospère des finances et serait de la plus grande utilité pour les opérations en rapport avec la promotion du crédit public [...]

« Voici quelques-uns des principaux avantages d’une telle banque :

« L’augmentation du capital actif ou productif d’un pays. « L’or et l’argent, s’ils sont utilisés simplement comme instrument d’échange et d’aliénation ont été dénommés non sans raison capital mort [improductif, NdR] ; mais s’ils sont déposés dans une banque, pour devenir la base de la circulation de papier [monnaie fiduciaire ou scripturale, NdR], qui prend leur caractère et place comme signes ou représentants de la valeur, alors ils acquièrent la vie ou, en d’autres termes, une qualité active et productrice [...] il va de soi, par exemple, qu’une monnaie détenue dans son coffre par un marchand qui attend une opportunité pour l’employer, ne produit rien jusqu’à ce que l’opportunité se présente. Mais, si au lieu de séquestrer son argent de cette manière, il le dépose à la banque ou l’investit dans le capital d’une banque, il apporte un profit dans l’intervalle [...]. Son argent ainsi déposé ou investi constitue un fonds, à partir duquel lui-même ou d’autres peuvent emprunter des quantités bien plus élevées. C’est un fait bien établi que les banques en bon crédit peuvent faire circuler une plus grande somme que la quantité qu’elles détiennent effectivement en or ou en argent [...].

« L’une des propriétés des banques est d’accroître le capital actif du pays [...] l’argent de tel particulier, alors qu’il est déposé en sécurité à la banque ou investi en action, est en mesure de satisfaire aux besoins d’autres, sans pour autant être soustrait de son propriétaire [...]. Cela génère un profit supplémentaire, venant de ce qui est payé par d’autres pour l’usage de son argent, alors que lui-même n’est pas en mesure d’en faire usage ; la monnaie est ainsi dans un état d’incessante activité.

« [...] La faculté de la banque de prêter et de faire circuler une somme supérieure au montant de son actif en pièces métalliques génère, au service du commerce et de l’industrie, une augmentation nette du capital. Les achats et les créations d’entreprise peuvent en général être réalisés par une somme donnée en papier bancaire ou en crédit, aussi efficacement qu’une somme égale d’argent et d’or. Ainsi, en contribuant à élargir la masse des entreprises industrielles et commerciales, les banques deviennent les nourrices de la richesse nationale [...].

« Qu’est-ce que la richesse ?

« [...] La richesse intrinsèque d’une nation ne se mesure pas par l’abondance du métal précieux qu’elle recèle, mais par la quantité et les productions de son travail et de son industrie [...]. Il est certain que la stimulation de l’industrie à l’aide d’un système de crédit papier adapté et bien régulé, est à même de compenser, et au-delà, la perte d’une partie de l’or et de l’argent d’une nation [...]. Une nation qui n’a pas de mines sur son sol doit obtenir le métal précieux d’ailleurs, généralement en échange des produits de son travail et de son industrie. La quantité qu’elle possédera sera en principe déterminée par le solde, favorable ou défavorable, de sa balance commerciale ; c’est-à-dire selon la proportion entre sa capacité à répondre à la demande étrangère et son besoin de marchandises étrangères, soit la différence entre le montant de ses importations et le montant de ses exportations. Ainsi, l’état de l’agriculture et des manufactures, la quantité et la qualité de la main-d’oeuvre et de l’industrie doivent influencer et déterminer l’accroissement ou la réduction du stock d’or et d’argent.

« Si tout cela est vrai [...], des banques bien constituées [...] augmentent de différentes façons le capital actif du pays. C’est précisément cela qui génère l’emploi, qui anime et accroît le travail et l’industrie. Toute addition qui contribue à mettre en oeuvre une plus grande quantité des deux, tend à créer une plus grande quantité des produits des deux : et, en fournissant plus de biens pour l’exportation, conduit à une balance commerciale plus favorable et en conséquence à l’introduction d’or et d’argent. « Le soutien à l’industrie est [...] d’une plus grande utilité pour corriger une balance commerciale déficiente qu’aucune réduction dans les dépenses des ménages ou des individus : et la stagnation de l’industrie plongera à coup sûr le déséquilibre que ne pourra supprimer une politique de restriction des dépenses.

« Pourquoi une banque nationale ? [Hamilton donne plusieurs raisons pour lesquelles des banques privées existantes ne peuvent jouer le rôle de banque nationale et pourquoi une nouvelle banque doit être créée.]

« [...] La dernière raison [...] est la nécessité de se protéger d’influences étrangères qui pourraient s’infiltrer dans la direction d’une banque. Une prudence raisonnable interdit à toute personne qui ne serait pas citoyen des Etats-Unis de devenir le directeur de la Banque nationale, ou que des étrangers non résidents puissent influencer la désignation de directeurs par le vote de leurs représentants [...].

« On doit considérer qu’une telle banque n’est pas du ressort de la propriété privée, c’est une machine politique de la plus haute importance pour l’Etat. »

Friedrich List et le Système national d’économie politique


Selon les libre-échangistes britanniques, toute forme de protectionnisme mise en oeuvre par un pays pour promouvoir la croissance de son secteur agro-industriel serait une violation des sacro-saintes lois de la concurrence.

Comme List le fait remarquer de manière particulièrement pertinente, l’Angleterre, qui représente à son époque la première puissance mondiale, n’a jamais pratiqué pour elle-même cette politique de libre-échange qu’elle préconise pour le reste du monde. List donne l’exemple du commerce entre l’Angleterre et ses colonies : « S’ils [les ministres anglais] avaient permis en Angleterre la libre importation des tissus de coton et de soie de l’Inde, les fabriques anglaises de tissus de coton et de soie se seraient immédiatement arrêtées. L’Inde avait pour elle non seulement le bas prix de la matière première et de la main-d’oeuvre, mais encore une longue pratique, une dextérité traditionnelle. Sous le régime de la concurrence, l’avantage lui était assuré ; mais l’Angleterre ne voulait pas fonder des établissements en Asie, pour tomber sous leur joug manufacturier. Elle aspirait à la domination commerciale et elle comprenait que, de deux pays qui trafiquent librement l’un avec l’autre, celui qui vend des produits fabriqués domine, tandis que celui qui ne peut offrir que des produits agricoles, obéit. Déjà à l’égard de ses colonies d’Amérique du Nord, l’Angleterre avait pris pour maxime de ne pas y laisser fabriquer une tête de clou, encore moins de laisser entrer chez elle une tête de clou qui aurait été fabriquée dans ces colonies. »

L’Angleterre « ne voulut pas consommer un fil de l’Inde, elle repoussa ces produits si beaux et à si bon marché, elle préféra se servir des tissus mauvais et chers qu’elle avait fabriqués elle-même ; elle vendit à bas prix aux pays du continent les étoffes bien supérieures de l’Orient ; elle leur laissa tout l’avantage de ce bon marché, pour elle-même, elle n’en voulut pas. En cela, l’Angleterre a-t-elle agit follement ? Oui, d’après Adam Smith et J.B. Say, d’après la théorie des valeurs. Car en vertu de cette théorie, devant acheter des marchandises qui lui étaient nécessaires là où elle les trouvait au meilleur marché et de meilleure qualité, elle était insensée de les fabriquer elle-même plus chèrement qu’elle n’eût pu les acheter, et de faire, pour ainsi dire, un cadeau au continent. »

List montre avec une parfaite lucidité que l’arriération économique imposée aux colonies est la véritable cause de la guerre d’indépendance : « Les colonies de l’Amérique du Nord furent tenues par la métropole, sous le rapport des arts industriels, dans un si complet asservissement, qu’outre la fabrication domestique et les métiers usuels, on n’y toléra aucune espèce de fabrique. En 1750, une fabrique de chapeaux établie dans le Massachusetts provoqua l’attention et la jalousie du Parlement, qui déclara toutes les fabriques coloniales dommageables au pays [common nuisances], sans en excepter les forges, dans une contrée qui possédait en abondance tous les éléments de la fabrication du fer. [...] Le monopole de l’industrie manufacturière par la mère patrie est l’une des principales causes de la révolution américaine ; la taxe sur le thé ne fit que déterminer l’explosion. »


Notes

[1]. La Chine avait une bonne raison de s’opposer au libre-échange britannique : elle ne voulait pas laisser entrer sur son territoire l’opium produit en Inde par les colonisateurs. Deux guerres l’ont fait revenir à des principes économiques plus « sains ». Aujourd’hui, les financiers soutiennent activement les projets de légalisation de la drogue, avec à leur tête le spéculateur George Soros...

[2]. Il est intéressant de noter à ce sujet que le Système américain pose un paradoxe que le marxisme n’a jamais pu résoudre. Marx a constamment défendu l’Angleterre et l’école de libre-échange comme étant la forme la plus avancée de capitalisme et de société civile, contre List et le Système américain. Refusant de comprendre la supériorité des processus créateurs mentaux de l’individu sur toute notion fixe de richesse, Marx considérait que le système britannique était supérieur au système américain. Il n’est pas indifférent de noter que Marx a développé son système en Angleterre, ce qui montre que l’Empire a toujours su choyer en son sein une opposition factice afin d’empêcher la véritable opposition de faire circuler ses idées. Les idées de Marx n’ont pas attendu la chute du rideau de fer pour montrer leurs limites : Marx pensait que la « révolution prolétarienne » commencerait dans une puissance industrielle telle que l’Angleterre ou l’Allemagne, mais certainement pas en Russie ou en Chine. Il n’avait pas non plus prévu que les Etats-Unis dépasseraient bientôt l’Angleterre en puissance.

[3]. Ces manipulations ne sont pas sans similitude avec ce que l’on voit aujourd’hui dans certains « mouvements altermondialistes » qui ne proposent rien d’autre qu’une révolte rageuse sans projet ni perspective. Ils partagent avec les ultralibéraux une même opposition au développement industriel et infrastructure des pays du Sud, les premiers pour des raisons de protection de l’environnement, les seconds pour empêcher ces pays de devenir des puissances économiques souveraines.

[4]. Il est bon de rappeler ici un autre fait capital pour bien comprendre les Etats-Unis : quatre présidents américains en exercice ont été assassinés en moins d’un siècle : Lincoln, Garfield, McKinley et Kennedy. Les trois premiers étaient ouvertement opposés au libre-échange, tandis que le dernier était sur le point de proposer une nationalisation de la Réserve fédérale. On peut rajouter que Franklin Roosevelt a échappé de justesse à un attentat au moment où il lançait son New Deal...

[5]. Historiquement, la politique dite de « parcs naturels » a été, depuis le XIXe siècle, une arme de l’Empire colonial britannique pour empêcher le développement des pays pauvres, comme en témoigne aujourd’hui encore la multiplication des parcs naturels en Afrique, placés sous l’administration de multinationales occidentales via la puissante organisation écologiste le World Wildlife Fund. Cette politique de parcs, un gel de l’activité humaine sur d’immenses territoires, constitue un prétexte pour interdire à ces pays d’utiliser leurs ressources naturelles et de construire des infrastructures.

 
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