News / Brèves
Energy of the Future / L’énergie du futur
Back to previous selection / Retour à la sélection précédente

L’appel d’Edward Teller au monde : construisons des réacteurs au thorium !

Printable version / Version imprimable

Karel Vereycken

Aujourd’hui, le nom du physicien américano-hongrois Edward Teller (1908-2003) est intimement associé à deux questions scientifiques majeures : la mise au point de la bombe thermonucléaire à hydrogène (bombe H) en 1952, et plus récemment, la mise en œuvre de l’Initiative de défense stratégique (IDS), conçue comme une politique d’évitement de guerre par l’économiste américain Lyndon LaRouche et adoptée initialement telle quelle par le Président des Etats-Unis Ronald Reagan en mars 1983.

Bizarrement, on oublie très souvent d’associer le nom de Teller à un autre enjeu scientifique majeur et tout aussi fondamental pour la paix mondiale, un enjeu qu’il aborda seulement à la fin de sa vie dans un article scientifique considéré comme son « testament ».

Dans cet article [1] que Teller (à l’époque aveugle) dicta à son ami et collègue, le scientifique américain Ralph W. Moir du centre de recherche de Lawrence Livermore, il lança un appel vibrant à la communauté scientifique mondiale pour développer au plus vite des réacteurs aux sels fondus (RSF) associés au thorium [2] : « En conclusion, disent-ils, nous croyons qu’un petit prototype d’une telle centrale devrait être construit afin d’acquérir de l’expérience dans tous les domaines en vue d’une exploitation industrielle. La nature liquide du réacteur aux sels fondus permet de construire une centrale très petite capable de jouer ce rôle puisque les températures, les densités de puissance et de vitesse de circulation du combustible y sont similaires à ceux de grands réacteurs. »

Un petit réacteur de recherche d’une puissance allant de 1 à 10 MWe aurait suffi, affirment les auteurs, notamment pour étudier l’impact de la corrosion sur les matériaux et trouver la solution à d’autres problèmes techniques. En 2003, ils estimaient que le coût pour mettre au point l’ensemble d’une telle filière ne dépasserait pas le milliard de dollars. « De cette façon, concluaient-ils, un plan pour l’énergie nucléaire à grande échelle pourra être lancé d’ici une décennie, incluant les pays en voie de développement. »

En 2007, dans un récit soumis pour le centenaire de la naissance de Teller l’année suivante, Ralph Moir a pris la peine de raconter en détail la genèse de leur texte commun.

Après des années de coopération, en 2003, Teller, alors âgé de 95 ans, appelle Moir à venir le voir dans son bureau. Teller lui déclare alors qu’il « veut faire quelque chose sur les réacteurs nucléaires ». Dans ce but, écrit Moir, « il me fixe alors deux à trois rendez-vous par semaine pour les trois mois à venir (…) A chaque rencontre il m’interroge sur le fonctionnement des réacteurs à fission actuels. Je passe donc en revue chaque type de réacteur et lui rappelle leur mode de fonctionnement (…) Je prends soin de présenter chaque fois toutes les options dont j’ai connaissance mais je reviens chaque fois sur mon modèle préféré, celui du réacteur où l’on mélange les combustibles d’uranium et de thorium avec des sels fondus qui circulent dans un cœur en graphite. Je l’informe également sur le bilan positif des expériences menées avec ce type de réacteur aux laboratoires nationaux d’Oak Ridge (ORNL) au Tennessee. Je connais bien ce réacteur et les gens qui l’ont mis au point.

(…) Enfin, un jour il me dit : "Tu m’as convaincu que le réacteur aux sels fondus est le meilleur choix. Écrivons un papier." Cela a nécessité un travail intense. D’abord, j’écris un brouillon que je lui lis. Souvent, il m’interromps et me dit : « Essaye de mettre ça… » Furieusement, je fais alors des calculs et prends des notes. Lors des rencontres suivantes, je lui lis la version modifiée. Il est complètement aveugle. Après chaque session, j’écrivais et reprenait les calculs. Enfin, il me dit : "Je suis satisfait. Envoyons-le aux journaux scientifiques." Science a rejeté le texte et Nature aussi. Teller décède alors et j’ai fini par envoyer le texte en août 2004 à Nuclear Technology, la revue de l’American Nuclear Society ; ils ont accepté de le publier en septembre 2005. On n’a jamais su les raisons d’un tel rejet, on ne pouvait que spéculer.  »


[2Dans les RSF, le thorium, un métal trois fois plus abondant que l’uranium, se mélange à des sels fondus (par exemple, le fluorure de lithium) dans des réacteurs à sécurité intrinsèque produisant jusqu’à 300 fois moins de déchets hautement radioactifs. Cette filière dite thorium-232/uranium-233, après des essais concluants dans les années 1960, fut abandonnée pour des raisons essentiellement militaires, au profit de la filière uranium-238/thorium-239.