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Alexei Poushkov : les principaux leaders mondiaux aveuglés par leur volonté de domination

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(EIR)—Alexei Poushkov préside actuellement la Commission des affaires étrangères du Parlement russe, la Douma. Il est par ailleurs le directeur de l’Institut des études internationales contemporaines (ICIS) attaché à l’Académie diplomatique du ministère des affaires étrangères de Russie.

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Alexei Poushkov

Auteur de plusieurs livres, il est professeur à l’Institut des relations internationales de Moscou. Il a accordé cet entretien exclusif à Claudio Celani et Dean Andromidas de l’Executive Intelligence Review (EIR), l’hebdomadaire fondé par l’économiste américain Lyndon LaRouche.

EIR : Hier, Tony Blair a déclaré à la BBC qu’il considérait comme une chose « terrible » le fait que l’Occident ne soit pas intervenu par la force en Syrie l’été dernier. Vous-avez vous-même, à plusieurs occasions, parlé des dangers associés à une telle intervention militaire. Pensez-vous que ceux qui souhaitaient une « grande guerre » autour de la question syrienne cherchent aujourd’hui à se reprendre avec l’Ukraine ?

Alexei Poushkov : M. [le Sénateur John] McCain et tous ceux qui sont fâchés de l’absence d’intervention en Syrie sont des partisans de la doctrine du « changement de régime ». Il s’agit pas de démocratie, mais de changements de régime dans des pays où les forces néoconservatrices, auxquelles appartient assurément M. Blair, considèrent que le gouvernement au pouvoir est en contradiction avec les intérêts du monde occidental. Pour renverser ces gouvernements, des personnalités comme M. Blair sont prêtes à sacrifier la vie d’autant de soldats américains et britanniques que nécessaire.

Je pense que M. Blair hait sincèrement son propre pays. Il y a eu plusieurs tentatives de juger publiquement M. Blair, pour avoir entièrement fabriqué les raisons permettant de justifier la guerre contre l’Irak. Il a trompé son propre pays. Ses actions ont conduit à la mort de 1000 soldats britanniques environ, et selon les normes juridiques en vigueur, des gens comme M. Blair devraient être jugés par un tribunal international. Malheureusement, le fait demeure qu’il n’est pas [poursuivi], et il appelle à de nouvelles guerres – une guerre contre la Syrie.

Pour l’heure, son plan a échoué et je pense donc que ceux qui sont derrière une guerre contre la Syrie ont décidé qu’ils pourraient utiliser la situation du Maidan, en Ukraine, pour arriver à un changement de régime dans ce pays. Cela a été accompli, car nous n’entretenons en réalité aucune illusion à ce sujet : il y avait une forte présence occidentale sur le Maidan. Nous avons vu des ministres étrangers et des membres des parlements des pays occidentaux se rendre sur place, et appeler essentiellement au renversement du gouvernement en place, un gouvernement légitime, élu par la population. Et c’est la raison pour laquelle les mêmes politiciens et les mêmes cercles politiques cherchent à fermer les yeux face aux forces d’extrême-droite et néonazies en Ukraine, ainsi que face au caractère illégal des autorités ukrainiennes, et au fait qu’il s’est agi sans l’ombre d’un doute d’un coup d’État.

Par conséquent oui, je pense qu’ils ne cherchent pas seulement à se reprendre aujourd’hui en Ukraine, mais qu’il s’agit d’une approche systématique consistant à changer le régime dans tous les pays qu’ils cherchent à intégrer dans la sphère d’influence de l’Otan et des Etats-Unis. Ainsi, je pense que tel est l’objectif, et que cela peut arriver en Ukraine mais également au Kirghizstan, de même qu’en Syrie et dans tant d’autres pays.

Alors oui, l’Ukraine fait partie de la succession de changements de régime qui on eut lieu dans le monde au cours des dernières années, en commençant par la Serbie, puis l’Irak, la Libye et bien d’autres.

Derrière le danger de guerre : la faillite du système transatlantique

Le fondateur d’EIR, Lyndon LaRouche, a déclaré maintes fois que la force motrice derrière cette politique d’affrontement qui peut conduire à la guerre, est la faillite de tout le système financier transatlantique, celui de la City de Londres et de son partenaire junior, Wall Street. Après la crise de 2008, la bulle des produits dérivés spéculatifs a encore grossi, et se trouve plus que jamais sur le point d’exploser. Pensez-vous, comme l’ont mentionné certains en Russie, que votre pays puisse saisir cette l’occasion « offerte » par ces sanctions pour accélérer le processus de « déoffshorisation » et découpler votre économie du système chancelant de Londres, de New-York et de Bâle ?

Je pense qu’indépendamment du fait que la Russie saisisse cette occasion ou non, les sanctions qui lui sont imposées par l’Occident la conduiront inexorablement à revoir ses politiques économiques et financières. Je ne crois pas que ce soit là le choix de la Russie, d’une certaine manière ; c’est que nous sommes placés dans une situation où nous devenons beaucoup plus indépendants.

Sur le découplage de l’économie du système de Londres, New-York et Bâle : Je ne crois pas que ce soit une chose facile. Londres et New York sont des centres extrêmement importants sur les plans économiques et financiers, et nous pouvons voir que tous les acteurs de ce monde entretiennent des liens importants avec ces centres de pouvoir : les Chinois, le monde arabe, etc. Ainsi, je ne pense pas que le monde des affaires russe se donne pour objectif de rompre tous ses liens avec les marchés boursiers de Londres et de New York, et avec les banques qui s’y trouvent, et ainsi de suite.

Jusqu’à un certain point cependant, nous serons obligés d’opérer sur une base plus nationale. Par exemple, la Russie n’a pas de système de cartes de paiement [crédit] national ; nous avons recours à Visa, Mastercard et aux autres cartes acceptées à l’échelle internationale. Nous allons maintenant créer une système de carte national, qui ne sera bien évidemment utilisable que sur le territoire de la Fédération de Russie, et la seule devise utilisée sera le rouble. Jusqu’ici, nous n’avions rien de semblable ; nous étions totalement dépendants de systèmes existants à l’extérieur de la Russie, et qui étaient contrôlés par le gouvernement américain. Mais lorsque Visa et Mastercard ont décidé de bloquer l’activité de certaines banques, et qu’ils se sont ravisés (dans un cas au moins, car ils ont affirmés qu’il y avait eu une erreur d’évaluation), nous avons compris le message.

Nous avons compris le message que nous ne pouvons pas nous fier entièrement à ces sociétés, car étant domiciliées aux Etats-Unis, elle doivent se soumettre à la loi américaine. Ceci est un exemple modeste, mais il montre bien comment le système financier russe est en train de revoir ses liens.

Aussi, je pense que les conséquences de ce changement de politique économique auront à voir avec l’approfondissement de nos relations avec les économies d’extrême-orient, comme la Chine, ainsi que celles du sud-est. Ces pays n’ont pas imposé de sanctions à la Russie. Même le Japon, qui a je crois gelé les négociations sur le régime des visas libres [permettant de voyager sans visa entre la Russie et le Japon, ndlr], n’a pas imposé de sanctions économiques à la Russie. Les Chinois nous ont soutenus le plus fortement au cours de cette crise, et les pays d’Asie, tel que la Corée du Sud, la Malaisie ou Singapour ont leur propre approche, qui n’a rien à voir avec celle des pays de l’Otan.

Ainsi, je crois que la Russie devra réorienter une partie de son économie, incluant ses exportations de gaz et de pétrole, vers l’Est, là ou se situe, de plus en plus, le centre du pouvoir économique. Il ne s’agira pas d’un découplage conscient de son économie, mais seulement le fait que les conséquences des sanctions nous conduiront à faire quelque chose que nous n’aurions pas fait dans une situation différente. Nous devrons seulement trouver de nouveaux marchés et de nouvelles opportunités pour nous développer.

La coopération sur l’Afghanistan en danger

Ceci nous amène à notre prochaine question, qui concerne le développement de l’Asie. Victor Ivanov, le chef du Service de contrôle des stupéfiants, a annoncé en novembre dernier un plan de lutte ambitieux contre la production de narcotiques en Afghanistan. Celui-ci devait inclure un effort d’industrialisation conséquent, ainsi que des projets hydroélectriques et d’autres projets d’infrastructure. Ces idées, qui incluaient également la création d’une Société pour le développement de l’Asie centrale, ont été accueillies de manière positive par des personnalités européennes, comme le député européen Pino Arlacchi, ancien dirigeant du Bureau des Nations unies contre le crime et les stupéfiants. Le G8 a été annulé depuis. Vous avez déjà partiellement répondu à cette question, mais pensez-vous que la Russie puisse poursuivre cette politique de développement de l’Eurasie en particulier, avec la Chine, l’Inde et d’autres pays du sud et de l’est de l’Asie ?

Cette décision de l’Otan de geler notre collaboration sur l’Afghanistan jusqu’en juin prochain va définitivement, si elle est suivie d’un autre gel, conduire à une absence de collaboration entre la Russie et l’Occident sur l’industrialisation de l’Afghanistan. Elle conduira probablement à une révision des voies de retrait des troupes de l’Otan, du matériel, ainsi que des installations en Afghanistan vers l’Occident. Deux routes étaient prévues : l’une par voie aérienne, l’autre par voie ferroviaire, passant par le territoire de la Fédération de Russie. Et je pense que le plan d’industrialisation de l’Afghanistan paiera le prix de cette décision politique.

Nous n’avons pas fait ce choix ; Nous aurions aimé poursuivre la collaboration sur l’Afghanistan, mais ici, bien entendu, l’Otan nous a également, je dirais, placés dans une situation très difficile en coupant tous les programmes communs avec la Russie. A partir d’un certain moment, si l’Otan continue sa politique de restriction concernant ses relations avec la Russie, la Fédération de Russie peut elle aussi prendre certaines décisions qui ne seront pas, probablement, accueillies avec plaisir par l’Otan. Ces décisions rendront toute collaboration future en Afghanistan impossible.

Si nous parlons d’un développement plus ambitieux en Eurasie, je pense que la Russie s’est déjà engagée dans un projet important, qui est le projet d’Union douanière. L’Union douanière fonctionne déjà, et je crois que l’Arménie s’y joindra probablement en 2014, amenant le nombre de pays participants à quatre. D’autres pays devraient s’y joindre également ; je sais que l’Inde aimerait avoir un certain statut à cet égard, et que d’autres pays ont exprimé de l’intérêt.

Ainsi, définitivement, les nouveaux leaders en termes de développement économique, tels la Chine, l’Inde et d’autres, seront pour nous d’importants partenaires de notre développement économique futur. Malheureusement, les liens économiques avec l’Occident peuvent souffrir de certaines décisions politiques. Ceci ne devrait pas avoir lieu dans le cas des pays asiatiques. Ces pays ne cherchent aucunement à nous dicter quelque condition politique que ce soit ; ils n’ont adopté aucune sanction à l’égard de la Russie. Ils nous considèrent comme un partenaire et pas seulement comme un pays qui devrait suivre les conseils de l’Occident. Et ceci est une grande différence dans nos relations avec les pays orientaux, comparativement aux pays occidentaux.

Lorsque nous faisons affaires avec l’Occident, nous avons toujours l’impression d’être soumis à des pressions, d’être critiqués, on nous dit ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire, comme si, à Washington et à Bruxelles, ils savent mieux que nous ce que nous devrions faire, nous les Russes, et ce qui convient le mieux à nos intérêts nationaux. Les Chinois, les Indiens, les Malais et les Sud-Coréens, même les Japonais, ont une approche complètement différente. Ils pensent que, de la même manière qu’ils décident à Tokyo et à Séoul, les Russes peuvent tout aussi bien décider par eux-mêmes à Moscou. Et ceci créé un cadre politique très positif pour le développement de la coopération économique.

Défense de la Terre contre fantasmes géopolitiques

Un nombre croissant d’Américains, incluant dans les milieux militaires et politiques, sont d’accord avec LaRouche pour dire que le président des Etats-Unis joue à un jeu dangereux, qui est celui de la guerre thermonucléaire, une guerre impliquant les Etats-Unis et d’autres pays contre la Russie et la Chine. Certains vont même jusqu’à dire qu’Obama devrait être immédiatement destitué pour cela. D’autres sont très perturbés par la cessation de toute coopération entre la Russie et les Etats-Unis dans bien des domaines, allant de l’exploration spatiale à la recherche sur l’énergie nucléaire.

Vous avez déclaré que les pays devraient travailler ensemble pour défendre la planète contre les astéroïdes et les comètes – l’Initiative de défense de la Terre. Que diriez-vous aujourd’hui de l’importance d’une coopération internationale pour résoudre des problèmes communs à toute l’humanité ?

Je dirai qu’il y a malheureusement une bonne partie de la classe politique de plusieurs pays influents (et j’entends par là les Etats-Unis en premier lieu) qui est aveuglée par des considérations géopolitiques, par son désir de dominer le monde. On appelle cela le « leadership américain », mais je pense que M. [Zbigniew] Brzezinski l’a exprimé de manière plus directe : l’ « hégémonie américaine ». Cet objectif, qui est d’arriver à l’hégémonie américaine, est un faux objectif. C’est mauvais pour les Etats-Unis, car cela détourne le potentiel du pays vers quelque chose qui peut les mettre en danger, bien plus que de promouvoir ses intérêts.

Lorsque j’ai dit que les pays devraient travailler ensemble pour défendre la Terre contre les astéroïdes et les comètes, cela peut donner l’impression d’être un danger distant mais en réalité, si vous regardez les données scientifiques de la dernière décennie, vous verrez qu’à deux ou trois occasions, des astéroïdes de grande taille sont passés à une distance de la Terre qui est, à l’échelle cosmique, l’équivalent d’un cheveu. 300 millions de km, c’est presque rien ! Un petit changement le long de leur trajectoire et ces objets nous frappent. Et alors, rien n’aura plus d’importance : savoir si madame Hillary Clinton sera la prochaine présidente des Etats-Unis ou non ; ou bien ce que M. Robert Kagan pense à Washington, ou ce que les Etats-Unis pensent de la réunification de la Russie et de la Crimée. Les choses reprendraient, nous pourrions dire, d’un seul coup leur vraie valeur. Et la vraie valeur des choses nous dira que nous avons raté la possibilité de nous défendre contre une malédiction aussi grande, car nous étions en train de suivre les fantasmes de M. Robert Kagan sur la manière dont les Etats-Unis pourraient dominer le monde.

Ainsi, je pense que ces faux objectifs sont quelque chose qui aveugle la classe politique américaine. Pas tous : je sais que certains au Congrès, je dirais, 10 % des sénateurs et des députés font preuve de bon sens. Mais la majorité est aveuglée par cette question. C’est comme si la chose la plus importante dans le monde était de dire aux autres comment ils doivent se comporter, à quoi ils devraient ressembler à l’intérieur et à l’extérieur, et quel type de démocratie ils devraient avoir ! Mais si vous avez une crise climatique globale, si le niveau des océans devaient augmenter d’un seul mètre, la moitié de New York serait submergée et ainsi, en un seul instant, nous verrions que cela n’est pas important – ce qu’ils sont en train de débattre en ce moment aux Etats-Unis. Ce qui importe est de savoir comment va survivre l’humanité.

Malheureusement, j’ai bien peur que nous soyons bien plus près d’une telle situation que nous le pensons, et rien n’est fait à ce sujet. Il n’y a aucun programme pour utiliser les capacités que nous avons en termes de missiles pour combattre les astéroïdes, par exemple. Ce problème « n’existe pas ! » Mais il y a, bien sûr, un programme coûtant des milliards et des milliards de dollars – pour construire un système antimissile qui cherchera à neutraliser le potentiel nucléaire de la Russie.

Qu’en penser ? De quoi s’agit-il ? D’une forme d’aveuglement ? D’un manque de compréhension ? Ou seulement se donner l’illusion de puissance ? J’ai bien peur que quelque chose n’arrive venant nous montrer à quel point certains objectifs géopolitiques ont une importance toute relative, et qui sont mis de l’avant comme la chose la plus importante au monde. Il y a d’autres choses qui sont plus importantes, et si nous n’en prenons pas conscience par nous-mêmes, le cours des événements nous montrera que nous avons eu tort.