Initiatives / Interventions
Back to previous selection / Retour à la sélection précédente

Conférence internationale de l’Institut Schiller
L’univers est créatif

Printable version / Version imprimable

J’aimerais aborder un thème qui fut développé dans notre récente série de vidéos intitulée « Le passé est-il fixe ? », touchant à une question qu’il serait plus appropriée de décrire comme étant la nature ontologique de l’esprit humain. L’on attache souvent des concepts différents au mot « esprit », mais la problématique commune à tous est que l’esprit est quelque chose que nous reconnaissons comme existant en nous, mais qui s’avère totalement distinct de l’univers « objectif ». Vous avez quelque chose en vous que vous désirez nommer « esprit » et qui est « vous-même ». Cet esprit a certaines lois, certaines règles, et certains mots vous viennent à l’esprit quand vous y pensez : des idées ou concepts tels que la moralité, la beauté. Il y a des principes que vous considérez comme étant définis par l’esprit. Mais ce ne sont pas nécessairement des principes que vous considériez comme existant dans le soi-disant « univers objectif ». Vous supposez qu’il doit exister quelque chose d’autre à l’extérieur, de plus logique ou qui a d’autres caractéristiques, et que nous utilisons notre esprit pour observer.

En m’appuyant sur le travail de Vladimir Vernadski, j’aimerais faire disparaître la confusion concernant cette idée et mettre en évidence que cette chose que l’on nomme « esprit » a une signification ontologique fondamentale. C’est-à-dire que tout ce que vous connaissez de l’univers physique est issu exactement du même processus que vous reconnaissez en vous comme étant l’esprit, à condition que vous sachiez le reconnaître en vous-même et chez les autres, et qu’il s’agit là d’un principe qui a une signification ontologique très sérieuse, une base pour tout ce que nous voyons dans la Création. Et nous verrons que les faits scientifiques sur ce sujet sont précisément en accord avec cette notion que l’on retrouve dans les religions abrahamiques de l’homme fait à l’image du Créateur. Nous démontrerons qu’il s’agit là d’un concept scientifique très rigoureux et qu’il est la base de toute connaissance humaine et de toute l’activité économique dans l’univers. La capacité de l’homme à agir sur l’univers est basée sur ce même principe qu’est la nature ontologique de l’esprit.

Pour ce faire, j’aimerais vous présenter un penseur dont vous avez pu voir la référence dans nombre de nos travaux : le biogéochimiste russe Vladimir Ivanovich Vernadski. Il est très connu pour avoir été le premier à développer de la manière la plus rigoureuse la notion de biosphère, bien que ce terme ait déjà été utilisé avant lui. En première approximation, Vernadski la décrit brièvement comme l’enveloppe de la planète dans laquelle on reconnaît l’existence des processus vivants. Mais elle se révèle quelque chose de bien plus important lorsqu’on pousse un peu plus loin les recherches. Pour ceux qui ont suivi nos récentes discussions sur le thème des « rayonnements cosmiques », il est intéressant de voir que toute la première moitié de l’essai de Vernadski intitulé La Biosphère décrit des processus qui pourraient être classés dans la rubrique des « rayonnements cosmiques »

Cette fine couche de notre planète qu’on nomme biosphère en est la seule partie qui interagit activement avec le reste du cosmos, principalement à travers le processus de photosynthèse, où un flux incessant de rayonnements provenant du soleil, dont des rayonnements électromagnétiques, est utilisé pour catalyser cet étonnant processus néguentropique de développement, qui démarre avec la fabrication de structures d’hydrates de carbone constituant le corps des plantes et à partir duquel commencent les cycles de la nourriture et de l’énergie que vous voyez sur cette planète. Les corps des plantes seront éventuellement incorporés dans les organismes des animaux, pour être ensuite recyclés et passer à travers la biosphère, dans un processus que Vernadski nomme la migration biogène des atomes. Ce processus constitue, au final, la structure même de la biosphère, à travers la mort et la décomposition de divers organismes vivants et sous forme d’autres déchets organiques, pour devenir en fin de compte les montagnes, les sols et les océans. Il se forme un flux incessant qui, si on le regarde du point de vue de la migration biogène des atomes, s’étend depuis les parties les plus éloignées de notre cosmos jusqu’à cette fine couche nommée biosphère, qui forme la structure de notre Terre. C’est ce qu’implique la description qu’en fait Vernadski. En développant cette notion, il en vient à tirer des conclusions d’une portée majeure sur les questions ontologiques et notamment celle, comme nous le verrons par la suite, de la nature ontologique de l’esprit.

Mais avant cela, je voulais vous donner un aperçu de sa vie, qui est assez amusante. Elle se situe dans une période qui s’avère très intéressante et riche, allant de la guerre civile américaine à la Seconde Guerre mondiale. Il vécut la moitié de sa vie dans la Russie tsariste et l’autre moitié dans la période post tsariste. Il fut un organisateur important de la mobilisation visant à renverser le féodalisme, particulièrement en Russie, mais il réalisa à travers ses conceptions scientifiques la nécessité de faire disparaître totalement le féodalisme afin de faciliter l’évolution de l’espèce humaine.

C’est pourquoi la plupart de ses travaux jusqu’à la Révolution russe, et au delà, portent sur l’économie humaine. Il y fait des comparaisons entre différents types de cultures, entre l’agriculture américaine et européenne, cherchant à savoir quel modèle économique pourrait convenir à la Russie, après la Révolution, une fois abolis le servage et les structures féodales. Dans son esprit, comme nous pouvons le voir dans la plupart de ses écrits à la fin des années 1890 et début 1900, il était question d’une véritable notion d’évolution scientifique de l’espèce humaine.

Parallèlement à ces recherches, il effectue avec son professeur Dokuchaev des études géologiques sur la nature des sols et la composition de la croûte terrestre. En observant ces minéraux, il s’aperçoit très vite qu’il n’a aucunement affaire à un système fixe, mais bien plutôt à un processus qui change et évolue. Il constate que tout changement dans ces processus géologiques est lié à l’action des processus vivants. Il réalise alors qu’il doit développer ses connaissances en biologie, sa formation étant initialement celle d’un géologue, pour être en mesure de formuler des hypothèses utiles au domaine de la géologie.

Il effectue alors un immense travail de recherche sur le vivant pour aboutir à ce qui apparaît comme une impressionnante carte de toute la vie sur la planète. Car il prend conscience que toute cette biosphère agit, développe et change l’entière structure abiotique sous-jacente de la croûte terrestre. En considérant comment les processus biologiques agissent sur les géologiques, une idée frappe son esprit. Il réalise que selon cette idée qu’il avait eue plus tôt, suivant laquelle la géologie est une science n’existant que dans le temps, ce qu’on appelle temps serait intimement lié à l’action des processus vivants. C’est alors qu’émerge pour la première fois son concept très controversé d’« éternité de la vie ».

Cette conception souffre actuellement de deux interprétations différentes. La première, d’ordre pratique, veut que dans la mesure où l’on peut observer ces changements dans les structures géologiques durant des temps géologiques, toute métrique de changement observée est foncièrement liée à la vie. Tout, depuis la datation au carbone 14, ainsi que toutes les méthodes de datation dans les couches géologiques, dépend des processus vivants. Pour Vernadski, ces changements visibles dans les couches géologiques sont précisément ce qui sépare la géologie des autres sciences, en ce sens qu’elle est justement celle qui étudie le véritable « temps ». Il en conclut qu’il n’y eut aucune période dans le passé où la vie n’ait pas existé sur la planète.

C’est très intéressant pour diverses raisons. La première chose qui nous vient à l’esprit est cette discussion qu’on a pu avoir quelquefois : n’y eut-il pas un temps où il faisait si chaud sur Terre, où les conditions étaient tellement impossibles qu’il ne pouvait y avoir de vie ? Comment Vernadski peut-il alors affirmer que la vie en tant que principe est quelque chose d’éternel ? Ne devrait-on pas plutôt revenir à la thèse de l’abiogenèse, qui veut que la vie soit apparue à un moment, à partir de rien ?

Vernadski réfute catégoriquement cette théorie. Dès 1908, il affirme déjà que la vie est un principe « aussi fondamental que la matière et l’énergie » et c’est une idée sur laquelle il travaillera sans cesse et qu’il affinera tout au long de ses recherches.

Cette approche est à l’opposé de notre pensée réductionniste dominante, qui voit la vie comme une sorte d’épiphénomène émanant de processus non vivants, ou encore la cognition comme un épiphénomène provenant des processus vivants. Sur ce point, Vernadski insiste : le principe de la vie existe, il est éternel et antérieur à tout autre phénomène qu’on puisse observer.

On l’attaque vivement dès 1920 précisément sur cette idée d’éternité de la vie. C’est à cette époque qu’il joue un rôle majeur pour renverser le tsarisme en Russie. Mais il voit bien aussi qu’une opération est lancée pour détourner la Révolution. S’il n’identifie pas clairement le rôle de l’Empire britannique pour en faire une révolution bolchevique, il sait que ça n’est aucunement le type de révolution qu’il désirait. Cependant elle eut lieu ainsi. Dans ce contexte, l’idéologie du matérialisme dialectique s’empare de la Russie. C’est sur ce point de vue matérialiste que s’appuie la notion réductionniste d’une progression du bas vers le haut, partant de l’abiotique vers le biotique et enfin vers la cognition, alors que pour Vernadski, les processus s’organisent en fait dans la direction opposée. Il est alors très explicite au moins sur la primauté de la vie gouvernant les processus non vivants qui lui sont inférieurs, idée qu’il développera par la suite.

A l’époque, l’affaire prend une énorme ampleur. L’article qu’il écrit à ce sujet en 1920, intitulé L’origine et l’éternité de la vie, est censuré et le livre où il comptait le faire paraître, totalement réécrit. L’article le plus controversé est celui sur l’autotrophie humaine, un écrit sur l’évolution volontaire et délibéré de l’espèce humaine.

Plus tard, Alexandre Oparine s’emploiera à attaquer cette notion d’éternité de la vie, la retravaillant et l’expliquant différemment pour la dénaturer totalement. Mais Vernadski, dans ses travaux ultérieurs, développera son principe à un niveau bien plus élevé encore.

Un changement majeur dans le développement de ce concept intervient vers 1924, quand il se rend en France pour travailler dans le laboratoire de Marie Curie. Il y étudie notamment la radioactivité comme méthode de datation, qu’il voit comme moyen crucial d’exprimer cette idée du temps et du développement de la biosphère. Marie Curie lui présente alors le travail antérieur de son mari, Pierre Curie, lui décrivant les discussions sur des sujets scientifiques autour de la table durant leurs repas, en présence de leurs deux filles. Vernadski relève leur manière bien particulière de travailler, celle de Pierre Curie notamment, qui pouvait avoir de longues discussions avec sa femme, parfois durant des mois, pour n’écrire au final qu’un court article résultant de ce processus. Il mentionne de manière amusante qu’un seul volume suffirait pour contenir ses vingt-cinq années de recherches.

Cependant, la mort accidentelle de Pierre Curie l’empêchera de rédiger le projet final sur lequel il travaillait, consistant en une généralisation des travaux de Louis Pasteur. Vernadski connaissait ses recherches sur la dissymétrie, ou chiralité. Pasteur avait observé une différence entre deux mêmes composants chimiques, suivant qu’ils étaient produits par le vivant ou non. Un composant chimiquement identique, c’est-à-dire intervenant dans, ou produisant exactement les mêmes réactions, se comporte parfois différemment suivant qu’il est issu d’un processus vivant ou produit artificiellement en laboratoire hors de tout processus vivant. Cette différence s’exprime par la capacité de ses composants de faire pivoter le plan d’incidence d’une lumière polarisée. Si une lumière se trouve polarisée pour osciller dans un plan donné bien spécifique, certains composants produits par les processus vivants manifestent une capacité à faire pivoter ce plan de lumière, tandis que le même composant chimique produit hors des processus vivants ne le peut pas.

Curie voyait cela comme l’expression d’un principe beaucoup plus étendu de symétrie et il en discutait explicitement avec sa famille. Vernadski se disait lui-même enthousiasmé par ce sujet, particulièrement par l’universalité de ce principe et des conséquences qu’il implique. L’une d’elle, qui s’avérera fertile dans divers domaines de recherches ultérieures, est celle exprimée par Curie, qui est que toute dissymétrie est un évènement.

Que peut bien signifier cette idée ? Je vais vous donner une image mentale pour vous aider à comprendre. Imaginez une sphère en rotation, une sphère géométrique parfaite sans aucune marque extérieure ; pourriez-vous réellement la voir tourner ? Pourriez-vous même donner une signification à l’idée de rotation ? Sans aucune marque externe et parfaitement symétrique, cette sphère vous paraîtrait immuable. Mais si vous lui faites subir un changement qui modifie sa symétrie sphérique, par exemple en marquant d’un point sa surface, alors soudainement vous apercevez le mouvement et reconnaissait la rotation. Aussitôt que vous ajoutez une dissymétrie à un processus, vous reconnaissez un évènement. Curie généralise ceci en disant que chaque fois que vous observez quelque chose s’apparentant à un évènement réel, c’est qu’une dissymétrie a été générée à partir d’une symétrie.

A lui seul, ce principe vous permet d’éliminer l’idée d’espace vide. Car vous réalisez que ce qui vous semblait être un objet dans l’espace vide était en réalité un processus parfaitement symétrique selon certains paramètres, mais qui, révélant soudain une partie asymétrique, introduit une singularité dans ce processus, que vous identifiez comme un évènement. La réponse à cela, du point de vue des simples perceptions sensorielles, est de dire : « Eh bien ! voici qu’un objet se trouve à cet endroit où auparavant je ne voyait que du vide ! » Mais Curie va plus loin : tout ce que l’on voit comme objet ou évènement est en réalité une dissymétrie mesurée à partir d’une symétrie préexistante, qui n’était pas visible auparavant.

Vernadski reconnaît alors que cette approche peut nous fournir un outil heuristique très puissant. Nous verrons comment ceci s’exprime dans la composition musicale, comment on peut jouer avec ce principe et comment cela met l’esprit en mouvement, comment l’opposition entre arrière plan et avant plan, entre les silences et les sons, comment tout ceci est lié à cette question de symétrie et dissymétrie dans votre esprit. C’est clair : l’espace vide n’existe pas.

Vernadski est très enthousiaste à cette idée car elle permet d’éliminer tous les a priori incontestables des physiciens, que sont la matière, l’espace et le temps absolu. Il affirme que ces notions ne sont que des fictions mathématiques qui n’existent pas dans le monde réel et qu’il faut alors les aborder d’une manière plus saine afin de se figurer et décrire plus clairement les phénomènes tels qu’ils sont réellement.

Vernadski creusera plus profondément le deuxième élément de cette question, appelé souvent le « Principe de Curie », qui veut que la symétrie de l’effet soit contenue dans la symétrie de la cause.

Curie a des exemples célèbres de ce phénomène. Avec son frère, il découvre notamment la piézoélectricité. La plupart des gens ne réalisent pas que la découverte de ce phénomène, qui définit la capacité de certains cristaux, lorsqu’ils sont comprimés, à générer un courant électrique, est entièrement basée sur des considérations sur la symétrie. Il s’agit de reconnaître la symétrie préexistante dans une structure cristalline et d’observer quels types de changement elle subit lorsqu’elle est comprimée. Sur cette base, on peut déterminer si le phénomène de la piézoélectricité aura lieu, et à partir de quel matériau. Ceci est basé sur l’idée qu’on peut obtenir, entre un courant électrique et son champ électromagnétique, et le cristal lui-même, des symétries qui s’accordent.

A partir de ses discussions avec Marie Curie et de sa propre approche aux travaux de Pierre Curie, Vernadski rattache ceci à une idée qui lui tient à cœur, celle de l’impossibilité de l’abiogenèse [la génération de la vie à partir du non-vivant, ndt]. C’est le principe de Francesco Redi, pour qui la vie vient toujours de la vie et qu’il n’y a jamais de génération spontanée des processus vivants. Ce que l’on observe dans l’histoire de la biosphère est l’émergence de la vie à partir de la vie, d’organisme à organisme. Le principe de la symétrie lui permettra d’élargir cette notion de la vie, beaucoup plus que ne le permet cette simple description.

Il reprend alors le travail de Pasteur sur la capacité de certains composés chimiques, lorsqu’ils sont produits par des processus vivants, à provoquer une rotation du plan de la lumière lorsqu’elle les traverse, et en conclut que cette chiralité est intrinsèque au processus de la vie elle-même.

Pasteur avait déjà conclu que cette forme de chiralité ne devait exister que dans le très petit, qu’il ne s’agissait pas d’une propriété de l’élément comme un tout. Je vous donne un exemple : on savait déjà que certains cristaux pouvaient provoquer une rotation du plan de la lumière quand elle les traversait. Prenez l’exemple du quartz. Traversé par la lumière, il peut prendre un plan de lumière polarisé et lui imprimer une rotation. Liquéfié, le quartz perd cette capacité. On peut en conclure que dans le cas du quartz, la rotation de la lumière a quelque chose à voir avec la structure même du cristal.

Prenons maintenant l’exemple de l’acide tartrique. Dans le cas des processus vivants, le plan de la lumière subit une rotation y compris dans le liquide lui-même. Pour Pasteur, cela veut dire que quel que soit le changement induit dans le liquide, il continuera à susciter une rotation du plan de la lumière qui le traverse. Pasteur en conclut qu’il s’agit d’une propriété agissant dans le très, très petit. Il appelle ce processus, dissymétrie moléculaire. Pour Vernadski, il s’agit là de quelque chose de beaucoup plus fondamental. Rappelons que son point de vue est fondé sur l’idée que la vie est un principe indépendant, actif, de l’univers.

Il lance alors un débat qui atteindra son point culminant entre 1929 et 1931. En 1929, il démarre une correspondance avec le mathématicien Nikolai Lusin, membre d’une école mathématique très spécifique dans la Russie de cette époque, dont font également partie Pavel Florensky et d’autres (…) Les adeptes de cette école sont opposés au matérialisme dialectique, car ils rejettent le concept de continuité comme étant premier en philosophie. Ils dénoncent aussi l’obsession qui se répand pour les mathématiques.

Le débat au sein de ce groupe porte sur le fait que les processus réels sont fondamentalement discontinus. Il est aussi question des processus politiques et sociaux et du fait qu’ils se produisent, non pas par une sorte d’évolution sociale graduelle, mais par nécessité, par des bonds discontinus, par des révolutions.

En conséquence, ils estiment que toute forme de mathématiques ne tenant pas compte de cette discontinuité est contestable. Florensky va jusqu’à affirmer que ces idées aboutissent à séparer l’homme de Dieu, du fait qu’elles amènent l’homme à penser que les choses se succèdent nécessairement dans le temps de manière continue. Ce groupe conteste vigoureusement l’idéologie dominante, le matérialisme dialectique. Florensky sera même exécuté plus tard. Lusin est lui aussi la cible d’une campagne visant à l’éliminer (…).

Vernadski envoie à Lusin une biographie de Pierre Curie rédigée par Marie Curie, en lui disant : « J’aimerais bien que tu regardes ceci et que tu me dises ce que tu en penses. Y a-t-il quelque importance mathématique ou géométrique, de ton point de vue, à cette question de la chiralité dans les processus vivants ? C’était en 1929. Cette discussion s’est peut-être poursuivie entre 1929 et 1937, mais les autres correspondances que nous avons entre eux datent de 1937.

(…) En 1931, Vernadski (alors âgé de 70 ans) est à nouveau la cible d’attaques politiques de différents milieux. Parmi les cercles soviétiques qui le défendent, cependant, certains approuvent son travail scientifique tout en voulant empêcher qu’il soit diffusé auprès de la population. Ils reconnaissent que ses concepts sont justes, efficaces, mais voit un danger à que la population les reprenne à son compte. Ainsi, leur tactique consiste à en tolérer la publication, tout en limitant leur diffusion à un petit cercle de savants de l’Académie des sciences et à un nombre restreint de publications.

Au cours de la même année, on lui refuse l’autorisation de faire des recherches à l’étranger, mais il est autorisé à poursuivre ses travaux dans une maison de vacances réservée aux membres de l’Académie des sciences. L’année 1931 sera finalement une année très fructueuse pour lui, une année au cours de laquelle de nombreuses idées qui trottaient dans son esprit vont converger : son concept d’éternité de la vie, combiné à la notion de symétrie dont il avait discuté avec Marie Curie, sur la base des travaux de son mari, et à d’autres propriétés qu’il avait découvertes. Notamment la nature créative des processus vivants et le fait qu’ils expriment clairement une orientation anti-entropique. Le seul endroit où l’on puisse déceler la flèche du temps dans l’abiotique, au moins dans le petit, est dans les machines à combustion décrites par Sadi Carnot, où il constate la tendance de la chaleur à se dissiper dans le temps, processus qu’il nomme entropie .

Vernadski souligne cependant que Clausius a eu tort de tenter d’appliquer cette conception à l’ensemble de l’univers, que du point de vue expérimental, rien ne justifie cette généralisation. En fait, Vernadski démontrera que l’univers a, au contraire, des caractéristiques beaucoup plus proches des processus vivants que de quoi que ce soit d’autre, et il établit une corrélation très intéressante et unique entre la directionalité des processus vivants, leur anti-entropie, et la chiralité observée par Pasteur.

Ce que nous voyons dans le cas des processus vivants est une chiralité du temps, ce qui est naturel, conclut-il, étant donné que c’est Descartes et Newton qui ont établi une division arbitraire entre l’espace et le temps en les définissant comme deux choses distinctes. Il s’agit là, au contraire, d’un seul phénomène, un seul processus, que nous pouvons appeler espace-temps et mieux encore, espace-temps physique. Ce que nous appelons espace et temps sont des réflexions d’un processus physique qui a lieu. Puisque ceci est vrai, les choses que l’on voit reflétées dans l’espace caractéristique d’un processus, le seront tout autant dans le temps caractéristique du même processus. Ainsi, quelle que soit la chiralité de l’espace que nous voyons à travers le travail de Pasteur, elle devra aussi être liée à la chiralité du temps.

En 1931, il se lance dans un travail approfondi sur cette question, faisant un travail historique complet de toute la discussion des savants à propos du temps, concluant que le plus grand sophisme jusqu’alors a été l’idée imposée par Newton, que le temps et l’espace sont des absolus ne pouvant être des sujets d’étude de la pensée humaine, et qu’il s’agirait là d ’a priori que personne ne peut remettre en question. Voilà des choses, dit-il, que les mathématiciens ou même les physiciens peuvent penser, mais qu’un vrai savant, un naturaliste, n’est pas en droit de penser.

Il élabore cette question dans une série des documents publiés en 1931 sur le thème de ce qu’il appelle le « temps vivant » ou, parfois, le «  temps biologique ». Déjà à l’époque, pendant l’été 1931, il commence à réaliser que certains principes déjà présents dans ses travaux antérieurs, concernant la nature de l’activité humaine et des processus économiques, sont des questions tout à fait fondamentales, du point de vue de cette question du temps vivant. Apparaissent alors les premières références (pour autant que je sache) au travail de Wolfgang Koehler et des psychologues de la Gestalt (Forme dans l’acception métaphysique de ce terme). Il en parle explicitement : ces psychologues « soulignent la nécessité de reconnaître certaines formes géométriques ou structures pour l’espace visuel, pour la mélodie, et pour d’autres phénomènes du même type qui sont liés à la structure spatio-temporelle reconnaissable de l’appareil cognitif  ». Il note aussi que « le professeur de Berlin, Wolfgang Koehler, étend ces notions aux formes psychiques, aux processus cognitifs, aux phénomènes de zoo-psychologie et à la physique » . Ceci devient le nouveau courant philosophique de la Gestalt .

Je veux attirer votre attention sur cette référence qu’il fait en disant que le meilleur exemple pour examiner le caractère de l’espace temps biologique créatif, et ce type de géométries, se trouve dans le travail des psychologues de la Gestalt , en particulier dans leurs études sur la vision et l’ouïe, et plus spécifiquement sur la musique. Gardez en mémoire sa référence au travail tonal car elle reviendra plus tard. (…)

Je m’étendrai d’abord un peu plus sur ce que fait Vernadski. Toujours en 1931, il publie ses écrits et doit alors faire face à de très violentes attaques. Déjà en janvier de cette année-là, il avait essuyé des tirs, dans un article intitulé « Subversifs dans la Science  » , publié dans le magazine Bolchevique . Il s’agit clairement de l’une de ces situations où l’on cherche à provoquer une fièvre rageuse dans les populations, avec l’intention de les manipuler ensuite contre des individus spécifiques.

N’ayant jamais caché ses désaccords avec le matérialisme dialectique, il avait déjà été attaqué auparavant à ce sujet. Mais cette fois-ci, la lame est particulièrement affûtée, et son nom vient s’ajouter à une liste de quelques savants, parmi lesquels Alexandre Gurevich, dont l’article du magazine Bolchevick prétendait qu’ils utilisent leur travail scientifique et leur position pour tirer des conclusions politiques et philosophiques. Je pense que c’était très certainement le cas et que ce fut un moment de clarification aussi chez ses ennemis.

Bien qu’étant dans leur collimateur, il poursuit néanmoins son travail antiréductionniste sur la vie, en l’étendant plus explicitement à la cognition, et le publie en 1931. Il prononce même un discours à la session d’automne de l’Académie des sciences, sur« le problème du temps dans la science contemporaine » , où il inclut son travail sur la vie, la référence à la psychologie de la Gestalt , ainsi qu’à la musique.

Vernadski se trouve ainsi sous le feu des attaques d’A.M. Dvorin, le cerbère du matérialisme dialectique désigné par les Soviétiques pour attaquer les subversifs, qui lance effectivement une attaque virulente contre Vernadski. Bien que vicieuse, tout le monde reconnut cependant qu’elle manquait de contenu.

J’explique tout cela pour vous donner une idée du contexte. La situation est très délicate ; il s’agit de mobiliser des personnes qui vont se trouver elles aussi attaquées, envoyées en exil ou même tuées. C’est clairement le sort que Dvorin et ses contrôleurs ont réservé à Vernadski.

Il faut donc traiter correctement cette affaire. Sa riposte prend la forme d’un long document où il souligne l’importance de ses travaux pour la science soviétique et le rang de l’Union soviétique, dénonçant la tentative de Dvorin d’enrayer le progrès de la science pour des raisons incompétentes et purement idéologiques. La réponse de Dvorin montre que Vernadski l’a mis sur la défensive et tout en continuant son harcèlement, il doit bientôt lâcher prise sur cette question.

Ceci permet à Vernadski de gagner quelque marge de manœuvre et il commence à bâtir des réseaux lui permettant d’approfondir le concept sur lequel il travaille d’ « états de l’espace  » , un nom emprunté aux travaux de Pierre Curie. Comme il le souligne dans tous ses écrits, ce qu’il entend par là est «  espace/temps physique  » . Chaque fois que j’utiliserai ce mot par la suite, sauf indication contraire, c’est dans ce sens qu’il faudra le comprendre. Cette notion est très explicite chez lui après 1931, période où il travaille explicitement sur la question du temps.

En 1933, dans son journal, Vernadski décrit sa rencontre avec Georgii Frantsevich Gause, un jeune chercheur de 23 ans, dont le mentor est un de ses amis. Trois ans auparavant, Vernadski avait approuvé la publication du premier travail de recherche de Gause. Vernadski étant malade, la rencontre se déroule dans un sanatorium réservé aux membres de l’Académie des sciences. Gause explique qu’il fait un travail expérimental sur les questions posées par Pasteur concernant l’activité optique dans le protoplasme.

Ravi d’entendre cela, Vernadski va jusqu’à offrir à Gause une place dans son laboratoire, car il voit dans ce travail un potentiel d’approfondir expérimentalement son idée que le principe gouvernant les processus vivants est quelque chose qui repose sur une notion beaucoup plus fondamentale que l’espace, le temps ou la matière ; qui ne sont que des éléments, des réflexions, ou projections d’un processus beaucoup plus fondamental.

Par crainte de se trouver limité dans ses recherches s’il quitte l’université pour rejoindre un laboratoire particulier, Gause refuse sa proposition mais donne son accord pour faire de la recherche et des publications pour le laboratoire. Un grand nombre de découvertes viennent de cette collaboration. Gause confirme pleinement que le principe de la chiralité du temps, de Pasteur, est plus fondamental qu’on le soupçonnait au début avec la seule activité optique. En regardant de près la structure d’un organisme, on trouve des principes de chiralité qui ne sont jamais violés. Par exemple, la chiralité des protéines, l’activité optique des protéines dans les processus vivants, les acides aminés qui composent les protéines, c’est toujours la même chose. Il s’agit de protéines qui ont toutes un pouvoir de rotation à gauche. Les sucres participant à la construction des processus vivants ont toujours un pouvoir de rotation à droite, et provoquent toujours une rotation à droite du plan polarisé de la lumière.

Malheureusement, Gause doit faire face aux attaques de l’équipe de Lysenko et du même groupe des défenseurs du matérialisme dialectique, au sein de l’appareil soviétique, qui s’en est pris à Vernadski. Son principal collaborateur sera d’ailleurs exécuté. Gause prend peur, ce qui est fort compréhensible, et son travail prend une tournure plus pragmatique. Pour se protéger, en se rendant indispensable au système soviétique, il se porte volontaire pour travailler avec les militaires durant la Deuxième Guerre mondiale, et il est le premier Russe à mettre au point les antibiotiques pour la Russie soviétique. Il continue à travailler avec Vernadski, bien qu’il évite les questions plus fondamentales, notamment ses conclusions sur la question des « états de l’espace ».

Une retombée intéressante de ses travaux est qu’un antibiotique naturel peut rendre perméable le mur bactérien des cellules, pouvant ainsi provoquer leur désintégration pure et simple. En décomposant la structure des acides aminés de l’antibiotique, il découvre qu’il contient un seul acide aminé qui effectue une rotation en direction opposée à ce qui est requis par les processus de la vie. Toutes les autres fois que l’on retrouve cet acide aminé dans l’organisme, il fait une rotation à gauche ; celui de l’antibiotique est le seul qui fasse une rotation à droite. Dans son travail expérimental, il change l’orientation de la rotation vers la gauche, et il cesse d’être un antibiotique. Ainsi, il démontre que la nature de sa chiralité, dans ce cas précis, est liée au fait qu’il est dans l’antibiotique. Une classe entière de ces antibiotiques sera développée, qu’on appellera « Gramicidin S », dont le S est une abréviation pour Soviétique. Dans toute la classe, chacun contient au moins un acide aminé retourné, tel que, si l’on change son sens de rotation, il perd sa nature antibiotique.

Maintenant, nous savons que ce principe apparaît dans un certain nombre de cas. Je vous donne une liste d’exemples qui montrent combien les processus vivants sont sensibles, de façon unique, à la chiralité des composants chimiques. Prenez l’aspartame, l’édulcorant artificiel. Si l’on prend la même molécule chimique et que l’on change sa direction de rotation, elle cessera d’être sucrée et deviendra amère. Toutes les expériences, en dehors de celles faisant appel à la lumière, feraient apparaître ces deux molécules comme identiques. Mais l’organisme les reconnaît comme étant un univers à part en termes de leur activité réelle. L’odeur du carvi et de la menthe a la même origine chimique : la différence se trouve dans leur chiralité. Idem pour le limonène, qui donne leur odeur particulière aux citriques (orange, citron, etc.) ; si on change sa chiralité, il prend aussitôt l’odeur du pin ou de la térébenthine ! Certains médicaments sont aussi intéressants : comme le Darvon, un antalgique dans une certaine orientation, qui, dans l’autre, deviendra un antitussif.

On réalise donc qu’il y a, dans les processus vivants, un principe de symétrie très spécifique, qui n’existe pas en dehors d’eux. En 1937, Vernadski poursuit ses discussions avec Lusin : « Je veux vous demander quelque chose de plus profond. Y a-t-il quelque chose dans la géométrie euclidienne qui rende compte de cette distinction ? » On décrit habituellement une molécule chirale comme flottant dans l’espace euclidien. Et après avoir discuté avec les principaux chercheurs dans ce domaine, il y a une chose à laquelle ils pensent qu’on ne peut pas porter atteinte, c’est la nature de l’espace et des choses qui s’y trouvent. Il s’agit bel et bien d’un espace euclidien où se trouve une molécule chirale.

Mais Vernadski va plus loin en posant la question : Y a-t-il, dans l’espace euclidien quelque chose qui permette de distinguer, fondamentalement, entre ces deux orientations ? Il assigne à Lusin cette recherche et ils ont des dialogues magnifiques sur cette question, taillant en pièce la géométrie euclidienne et concluant qu’on ne peut pas, dans l’espace euclidien, résoudre cette question.

Lusin fait appel a l’un de ses amis, Finikov, il implique des mathématiciens dans cette question et tous se passent le livre de Curie. L’un d’entre eux revient vers Vernadski avec le commentaire suivant : «  Non, afin de comprendre les phénomènes que vous évoquez, il faudra commencer à regarder dans les travaux de Bernhard Riemann.  » Et s’ensuit toute une discussion dans ces cercles sur le travail de Riemann.

Ce débat atteint son point culminant en 1938, lorsque Vernadski organise des séminaires chez lui. Au départ, il invite Gause à le rencontrer en tête-à-tête. Celui-ci refuse, craignant que les Soviétiques lui tendent un piège. Vernadski organisera alors une réunion avec deux mathématiciens, deux biologistes et deux physiciens, à laquelle Gause assistera.

Avec lui, il y avait un autre biologiste, expert dans la chiralité des organismes vivants ; parmi les physiciens, l’un était expert dans la relativité et l’autre dans la spectrométrie ; chez les mathématiciens, Finikov était expert en géométrie riemannienne et Lusin, dans les problèmes de la discontinuité : il pensait que la continuité était le plus gros problème des mathématiques.

Je ne peux que résumer leurs conclusions. Ces discussions finissent en 1938 avec la publication par Vernadski de ses « Problèmes de la biogéochimie » , deuxième document d’une série où il conclut que les processus vivants expriment un espace temps physique distinct et que les caractéristiques de cet espace doivent être riemanniennes. Dans cet écrit, il fait des références extrêmement explicites, que je rendrai disponibles dans une prochaine parution, au fait que pour comprendre le caractère réel de la géométrie des processus vivants, il est nécessaire de lancer une discussion plus fondamentale sur ce qu’est la créativité elle-même.

Dans bon nombre de pages consignées dans son journal, il note que le modèle qu’il faudra étudier, pour comprendre les phénomènes de l’espace temps dont j’ai parlé, est celui que l’on trouve dans les compositions de Bach, Mozart et Beethoven. Quantité de références, page après page ! On trouve cela dans ses écrits personnels, pas dans ceux qui ont été publiés, mais on voit où s’oriente sa pensée.

On remarquera que c’est presque exactement au même moment qu’Einstein arrive à certaines des mêmes conclusions. Dans un dialogue avec Planck, il dit explicitement que certains des phénomènes rencontrés en physique, comme les quanta, ne peuvent être abordés que du point de vue, spécifiquement, d’une fugue de Bach.

Rappelons que Vernadski avait commencé à étudier les travaux de Koehler sur la vue et l’ouïe. Il avait réalisé que celui-ci avait eu des échanges, à cette époque et avant, avec Max Planck, lui-même en discussions avec Einstein sur le même thème ainsi que sur la nature de la créativité, telle qu’elle s’exprime dans la musique et la psychologie, et de son importance pour la physique.

Je vais laisser les choses à ce stade. (…) Vernadski n’a jamais pu fonder la science qu’il voulait fonder. Il laisse derrière lui un étonnant corps de travail que nous allons rassembler pour que tout le monde puisse le consulter. Les pistes qu’il faut continuer à creuser sont très claires, cependant : la recherche de la créativité, en tant que telle, et de son expression dans la nature anti-entropique des processus vivants. Cela aura une caractéristique géométrique très spécifique qui sera reflétée dans le processus de l’espace temps.

La suite du travail exigera des gens ayant une expertise dans les domaines appropriés, avec une bonne compréhension des questions de physique impliquées, mais aussi le sens que leur solution se trouve dans le domaine supérieur de la pensée. Ce groupe devra avoir travaillé la composition artistique classique, et même interprété de telles compositions. Ces personnes devront engager durant leur temps libre des discussions scientifiques approfondies, et s’intéresser également aux questions économiques sur lesquelles travaillait Vernadski, car il faut faire une étude approfondie de l’activité humaine au sens large. Je crois que les gens peuvent voir où je veux en venir.

Je propose que nous relevions nous-mêmes ce défi, car il n’y a personne d’autre sur la planète qui soit mieux placé que notre association pour répondre à ces questions. Tout ce qui est venu après s’est avéré un cul de sac : l’approche réductionniste au niveau de la biologie a été une impasse, l’approche statistique en physique également. Ce n’est pas non plus une coïncidence si ces deux choses sont très liées aux approches statistiques adoptées en économie. C’est le même problème idéologique partout. La solution à tous ces maux pourra être rapidement trouvée. C’est une discussion qui se poursuivra au cours du week-end et ne s’arrêtera jamais.