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Les non-dits derrière la peur du « péril jaune »

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S&P—Comme le disait Einstein, « la folie, c’est de faire toujours la même chose et de s’attendre à un résultat différent ». Nous en avons un exemple patent aujourd’hui avec les gesticulations aussi hystériques que dangereuses des élites occidentales qui, incapables de se remettre en question, sombrent soit dans la russophobie soit dans le « China bashing », soit dans un savant mélange des deux. Et, malheureusement, elles peuvent s’appuyer sur les préjugés tenaces parmi les populations, qui flirtent souvent avec un ethno-racisme culturel latent.

C’est ainsi que réapparaissent, dans un bégaiement saugrenu de l’histoire, les âmes tourmentées de McCarthy et Edgar Hoover, au travers des personnes du sénateur Marco Rubio et du directeur du FBI Christopher Wray. Devant la Commission du renseignement du Sénat, Rubio a souligné mercredi que bien que le Kremlin représente une menace grave, et qu’il tente de manipuler les élections de 2018 pour le Congrès, la Chine « reste l’enjeu le plus important de notre époque ». Christopher Wray a abondé dans ce sens, faisant toute une description des méthodes d’espionnage chinoises qui, oh horreur ! passeraient par les Instituts Confucius et au travers du dialogue entre les académiciens chinois et américains. Un délire paranoïaque au frais du contribuable américain, comme à l’époque où le FBI espionnait sans relâche Martin Luther King et Alfred Einstein, sans jamais réunir un seul élément prouvant qu’il s’agissait d’agents à la solde de Moscou…

Banqueroute intellectuelle

La réalité, c’est que la Chine, qui n’est certes pas un modèle parfait de société, se montre au contraire capable de progresser, de se développer, tout en ne se figeant pas dans un dogme, et en s’inspirant de ce que les autres font ou ont fait de meilleur, comme la planification économique réalisée en France pendant les Trente glorieuses, par exemple.

En Occident, où l’on ne jure plus que par la « liberté » des marchés et son corollaire l’austérité budgétaire, il peut paraître impensable que nos pays d’Europe et d’Amérique du Nord aient fondé leur richesse et leur puissance sur autre chose que le libre-échange, c’est-à-dire une approche dirigiste de l’économie allant de Colbert jusqu’à De Gaulle en passant par Alexander Hamilton, Friedrich List et Pierre Mendès-France. C’est pourtant bien le cas.

Jusque là, les grands pontes du libre-échange campaient obstinément sur leurs certitudes – bien peu ébranlées par le krach financier de 2007-2008 – tout en nous expliquant pourquoi l’état de grâce de l’économie chinoise ne pouvait pas durer, et comment la Chine allait fatalement être frappée par une terrible crise. À l’été 2016, face aux secousses sur les bourses chinoises, ils ont bien cru qu’on y était pour de bon, et on les imagine aisément prier les dieux de tous leurs viscères pour que cela soit le cas. Mais non.

Dans un article paru le 24 janvier sur Bloomberg, le journaliste Michael Schuman admet avec une certaine candeur sa propre consternation face à cette « anomalie » : «  Récemment, ma foi en ce corpus [la doctrine du libre-échange] a été sérieusement ébranlée. Par la Chine. Plus j’applique mes règles économiques à la Chine, moins elles fonctionnent. Selon mes maximes, la Chine devrait logiquement s’empêtrer dans une croissance en berne, et devrait même être aux prises avec une crise financière. Mais il est évident que non. En fait, une grande partie de ce qui se passe actuellement dans ce pays va à l’encontre de ce que nous savons — ou pensons savoir — au sujet de l’économie. Tout simplement, s’il s’avère que les décideurs politiques de Beijing ont raison, alors cela signifiera qu’une grande partie de la pensée économique est erronée — en particulier notre certitude dans le pouvoir du libre marché, notre parti pris inébranlable contre l’intervention de l’État, et nos idées sur la promotion de l’innovation et de l’esprit d’entreprise. (…) Si les choses continuent ainsi, nous devrons alors admettre que la Chine a trouvé un moyen de coordonner l’action de l’État avec juste ce qu’il faut d’influence des marchés afin de pouvoir obtenir des résultats positifs qu’une économie plus ouverte n’aurait peut-être pas pu obtenir. Peut-être que la Chine est en train de redéfinir le capitalisme  ».

La Chine et le véritable système américain d’économie

L’admission de Michael Shuman, qui elle a le mérite de l’honnêteté, met en lumière l’ignorance largement répandue parmi les élites américaines à propos de ce qui a fait la puissance économique des États-Unis. Dans un article étonnant publié le 7 février dans le New York Times Magazine et intitulé « L’émergence de la Chine et la chute du mythe du ‘libre-échange’ », le journaliste indien Pankaj Mishra rappelle qu’aucune nation dans l’histoire n’est devenue une puissance économique libre, indépendante et prospère en appliquant scrupuleusement les dogmes du libre-échange ; bien au contraire.

La Grande-Bretagne par exemple, avant de devenir le berceau idéologique du libéralisme économique – avec la conception mystique de la « main invisible » d’Adam Smith – s’est développée grâce à la main tout à fait visible et nécessaire du gouvernement. De même, le véritable système économique américain, tel qu’il avait été compris et adopté par les présidents Abraham Lincoln, William McKinley, Franklin Roosevelt ou John F. Kennedy, se fondait sur les conceptions protectionnistes du premier secrétaire au Trésor américain Alexander Hamilton, et de son étudiant Friedrich List.

Pankaj Mishra rappelle que si le Japon, la Corée du Sud et Taïwan ont pu accéder à un niveau d’économie industrielle moderne, ce n’est pas en s’appuyant sur la doctrine du libre-échange, mais précisément sur les conceptions d’Hamilton et de List et du système d’économie américain. Et il en est de même pour la Chine depuis la fin du règne de Mao. D’ailleurs, comme l’écrit Mishra, Milton Friedman avait effectué au début des années 1980 un voyage en Chine afin de discréditer toute idée selon laquelle le gouvernement peut jouer un rôle dans le développement économique. À cette époque, la pensée économique libérale de Friedman exerçait une immense influence dans le monde anglo-saxon – son disciple le président Ronald Reagan disait partout que « le gouvernement n’est pas la solution à notre problème ; le gouvernement est le problème ». Mais « les Chinois n’ont accordé que très peu d’intérêt pour le ‘laissez faire’ proposé par l’Américain, et Friedman a quitté la Chine, clamant orgueilleusement que ses hôtes étaient ‘incroyablement ignorant des règles de fonctionnement du marché et du système capitaliste’ », raconte Mishra.

Ainsi, l’ironie de l’histoire a fait que les États-Unis ont abandonné leur véritable héritage, sombré dans la dépression économique et dans les crises financières (entraînant l’Europe avec elle), pendant que la Chine s’est nourrie de cet héritage pour se développer et se moderniser. Et, tandis que les libéraux et ultra-libéraux ont espéré l’intégrer dans un ordre dominé par les Anglo-américains en lui faisant adopter ses normes, la Chine n’a fait que confirmer son choix d’une économie dirigée au fil des années. Comme l’écrit Mishra, ce choix ne s’explique pas tant par le fort penchant nationaliste existant dans ce pays que par le fait que ces « normes » se sont avérées désastreuses pour tous ceux qui ont tenté de les suivre, comme en témoignent les conditions de désintégration sociale et économique actuelles en Europe et aux États-Unis.

De plus – et c’est bien ce qui fait le plus hurler les idéologues de la mondialisation financière – la Chine exporte désormais ces conceptions au travers de l’initiative des Nouvelles Routes de la soie, avec des projets d’infrastructures apportant le développement économique depuis l’Asie jusqu’en Amérique latine, en passant par le Moyen-Orient et l’Afrique, et même l’Europe de l’Est.

La vérité, c’est que le « libre-échange » n’a jamais été une théorie économique ; c’est plutôt une « élément de langage » de l’Empire britannique justifiant son système de pillage et d’exploitation humaine. Comme l’avait souligné l’économiste Gaël Giraud dans son livre Illusion financière (2013), la théorie de la « main invisible » comporte un point aveugle, que le monde – et avant tout Adam Smith lui-même – a feint d’ignorer : l’esclavage. « Autrement dit », écrivait Giraud, « ‘la main invisible’ est une main de couleur noire, restée invisible aux yeux de l’analyste ‘éclairé’ que fut Smith  ».

Il est donc urgent pour nous de redécouvrir ce qui fonde réellement la richesse économique ; car l’aveuglement et la folie entraînent – au moins par omission – au crime.