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SNCF, le mythe des bienfaits de la réforme

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Karel Vereycken

S&P—Dysfonctionnement structurel, dette abyssale, statut rigide, rentabilité en berne, « ouverture à la concurrence » comme l’exige l’UE, « privilèges » des cheminots, évolution bloquée : voilà quelques-uns des griefs que les médias passent en boucle pour pointer du doigt la SNCF et ceux qui font rouler nos trains.

Il faut bien justifier la nécessité de « faire évoluer » la vieille dame accusée de tous les maux. Et s’il s’agissait d’un procès en sorcellerie ? Car comme le dit le proverbe :

Qui veut tuer son service public l’accuse de la rage !

Le contre-argumentaire de Solidarité & Progrès (Cheminade) :

Dysfonctionnement structurel ?

En France, grâce à ses 150 000 collaborateurs, la SNCF fait circuler quotidiennement 15 000 trains (dont 1000 en Ile-de-France), transportant aussi bien 25 000 tonnes de fret que 5 millions de voyageurs par jour, c’est-à-dire plus d’1,1 milliard par an (2009).

Le réseau s’étend sur 30 000 km dont la moitié est électrifiée, et comprend 2000 km de voies dédiées à la grande vitesse (LGV). Par son volume d’activité et la taille de son réseau, la SNCF est la troisième entreprise ferroviaire européenne, après Deutsche Bahn et les chemins de fer russes.

Sa robustesse est telle qu’en 2015, SNCF Réseau réussit à emprunter 25 millions d’euros sur 100 ans, un cas plutôt rare. En 2017, en termes de qualité générale des services, la France est classée cinquième au niveau mondial, devant les Pays-Bas, la Corée du Sud, l’Allemagne, la Chine, les Etats-Unis et le Royaume-Uni.

La première place revient à la Suisse, où les chemins de fer sont aux mains d’une société de droit public dont le capital est détenu en totalité par l’Etat, donc 100 % publique.

A noter que pour diversifier ses revenus, la SNCF a multiplié ses filiales. En premier lieu pour valoriser son savoir-faire, comme c’est le cas via sa filiale Systra, groupe de conseil et d’ingénierie et leader mondial des infrastructures de transport public spécialisé dans le ferroviaire.

Systra emploie 5500 personnes dans 78 pays. Avec 625 M€ de chiffre d’affaires (CA) fin 2015, elle représente 30 % du CA de la SNCF à l’international. D’autres filiales s’occupent d’immobilier et d’activités assez éloignées du cœur du métier.

Comble de l’absurde, via sa filiale Geodis Calberson, premier transporteur routier de France, la SNCF se retrouve en concurrence directe avec ses propres services de fret ferroviaire ! A cela s’ajoutent désormais les « bus Macron », mis en place pour préparer la réforme ferroviaire ?

Dette abyssale ?

La dette globale de la SNCF dépassera les 54,8 milliards d’euros en 2018, un gouffre qui « menace d’engloutir tout le système », affirme Edouard Philippe, alors que c’est à peine plus que la dette d’Altice, la maison mère de SFR, aux mains de Patrick Drahi...

L’endettement historique du secteur ferroviaire français est un héritage empoisonné. Lorsqu’en 1937, le Front populaire nationalise les compagnies privées, fameuses mais criblées de dettes, on reprend leurs droits et obligations.

La convention qui crée la SNCF reporte le terme de l’ensemble des concessions à la fin de l’année 1982 et prévoit que l’Etat en assure au départ l’équilibre financier en lui versant des annuités compensatrices.

En clair, on se sert dès le début d’un service public pour renflouer des dettes privées !

C’est d’ailleurs au nom de cet équilibre financier que dès 1938, l’Etat ferme plus de 5000 km de « petites lignes » et augmente les tarifs.

Ensuite, c’est la loi de finances de 1952 qui acte un financement pérenne de la SNCF par l’Etat, en autorisant une modification de la convention de 1937 pour instaurer la prise en charge par l’Etat de 60 % des dépenses de maintenance du réseau ainsi que du déséquilibre du régime de retraites découlant de la baisse des effectifs.

En contrepartie, la SNCF doit obéir aux demandes des gouvernements, notamment lorsqu’ils exigent de nouvelles LGV. Celle reliant Paris à Bordeaux a atteint 7,8 milliards d’euros (dont 3 financés par les collectivités locales). 23 milliards d’euros de la dette ferroviaire sont directement imputables à des LGV commandées et voulues par l’Etat français.

La question à 50 milliards est de savoir si cette survie sous perfusion permanente de la SNCF a pu inciter certains géants du BTP, comme pour les chantiers des centrales d’EDF et d’Areva, à abuser de leur position de quasi-monopole. Un peu de transparence sur ce plan ferait du bien !

A cela s’ajoute que, depuis 1973, avec l’abrogation de toute forme de crédit public, la SNCF, pour se financer, doit se tourner vers les banques privées. Aujourd’hui, un audit de la dette s’impose pour définir quelle partie mérite annulation, quelle autre rééchelonnement et quel taux d’intérêt mérite d’être revu à la baisse.

Comme cela a été fait chez nos voisins, une fois la dette auditée, l’Etat doit reprendre à son compte la partie légitime. Bien que M. Macron en ait évoqué l’idée lors de sa campagne, le gouvernement invoque plusieurs arguments pour s’y opposer, en particulier « la dégradation de la signature de l’Etat français  ». Pour l’instant, le gouvernement exerce un véritable chantage à la dette. Car, si reprise il y avait, ce serait sans doute uniquement les intérêts (1,7 milliard par an) et surtout, uniquement une fois la réforme entérinée.

Enfin, si la renationalisation des autoroutes proposées par la CGT cheminots est une bonne idée (défendue par Jacques Cheminade lors de sa campagne de 2017), en consacrer la ressource (4,7 milliards par an) à apurer la dette de la SNCF n’en est pas une. Les revenus des autoroutes ainsi que la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) ne doivent financer ni le passé ni le présent, mais l’avenir, c’est-à-dire la modernisation des infrastructures. Une dette odieuse, camarade, ça s’annule !

Statut rigide ?

Aujourd’hui, la SNCF a le statut d’EPIC (Etablissement public d’intérêt commercial). La réforme ferroviaire veut en faire une SA (Société anonyme), en réalité le premier pas vers une privatisation future. La raison ? Un EPIC dispose de la garantie implicite de l’Etat.

A ce titre, la SNCF obtient, de la part des banques, des crédits à des taux inférieurs à ceux du marché. Pour l’UE, il s’agit d’une entorse à la libre concurrence, puisqu’ailleurs le secteur ferroviaire ne dispose pas de cet avantage.

En France, on prétend que la garantie implicite de l’Etat incite la SNCF à une mauvaise gestion, en dépensant sans compter. Avec le nouveau statut, la SNCF sera amenée à réaliser « des gains de productivité », à réduire le maillage du réseau secondaire (suppression de 9000 km de « petites » lignes dont Nantes-Bordeaux...) ou à demander aux régions d’en assurer le financement… à l’heure où ces dernières restent dépourvues d’autonomie fiscale et sont victimes de la baisse des dotations de l’Etat et de ses sommations à réduire leur endettement !

En réalité, il faut s’attendre à une dette encore plus lourde.

Rentabilité en berne ?

Faut-il rappeler que, tout comme le Louvre, la SNCF remplit une mission de service public dont la « rentabilité » est étrangère à la simple rentabilité comptable.

Ce qui ne devrait pas empêcher que, par un principe de péréquation, ce que rapportent les lignes très fréquentées puisse financer des lignes à fréquentation moindre.

Il est également impératif de comprendre qu’un service public ne doit pas uniquement « répondre » en augmentant l’offre de services là où se manifestent les besoins immédiats. Car, dans le cadre d’une vraie politique d’aménagement ou de continuité du territoire, son rôle consiste à ouvrir à l’activité humaine des zones autrement condamnées à rester des déserts ferroviaires « non rentables », faute de fréquentation suffisante.

Mandatés pour agir au nom de l’intérêt général, c’est donc aux politiques, et non au « marché », de choisir l’infrastructure que nous aurons dans le siècle à venir. C’est en arbitrant entre la part des coûts incombant à l’usager et celle revenant au contribuable que le législateur fixe les évolutions.

Sans compter que la transformation de la SNCF en SA augmentera ses coûts de fonctionnement : en lui ôtant son statut d’EPIC, le coût de tout nouvel emprunt sera forcément plus élevé.

Ouverture à la concurrence ?

Comme l’explique fort bien l’économiste Liêm Hoang-Ngoc, le transport ferroviaire est un cas d’école de « monopole naturel ».

Les coûts fixes, liés à l’installation et à l’entretien du réseau y sont importants, tandis que les coûts marginaux (coût de l’usager supplémentaire) vont décroissant.

Compte tenu de l’investissement nécessaire, aucun concurrent n’a intérêt à s’engager dans une activité qui ne dégage de profit qu’à condition de capter toute la clientèle et de lui imposer une tarification élevée, supérieure au coût moyen.

Inversement, maximiser l’utilité collective requiert de n’avoir dans cette branche d’activité qu’un seul opérateur agissant de manière altruiste, c’est-à-dire satisfaisant la demande au moindre coût et pratiquant des tarifs égaux à ses coûts marginaux. Si l’ouverture à la concurrence a pu avoir des effets utiles dans d’autres branches d’activités, dans le ferroviaire cela relève du mythe.

Au Royaume-Uni, chantre du libéralisme, où une vingtaine d’opérateurs privés se partagent les lignes qu’ils jugent « rentables », Network Rail, le gestionnaire des rails renationalisés, cumule une dette de 51 milliards d’euros en 2017, le tout sur un réseau de 17 000 km, contre 30 000 en France…

Et surtout, en l’espace de 20 ans (1995-2015), le prix d’un billet de train a grimpé en moyenne de 117 %. Au top des hausses, le trajet Londres-Manchester : 329 livres en 2015 contre 93 livres en 1995, soit une multiplication par 3,5. Dans le portefeuille des « clients », cela se ressent. Pour se rendre en train à leur travail, les Britanniques dépensent six fois plus que les autres Européens pour leur abonnement mensuel. Ça leur grignote 14 % de leur salaire… Bravo l’artiste !

Les « privilèges » des cheminots ruinent la SNCF ?

Hormis les « départs volontaires » d’environ 5000 employés, la réforme préconise l’extinction progressive des avantages statutaires d’environ 140 000 personnes, soit 90 % du personnel de la SNCF.

Le nouveau statut prévoit un âge minimum de départ à 50 ans pour les agents de conduite de locomotive, qui passera à 52 ans à partir de 2024. Les autres agents, dits sédentaires, peuvent prendre leur retraite à 55 ans s’ils sont nés avant 1962. D’ici à 2024, l’âge de leur départ à la retraite sera également repoussé de deux ans pour atteindre 57 ans. Les cheminots devront cotiser 172 trimestres (43 ans).

Le régime actuel, notamment la sécurité de l’emploi, est la juste contrepartie de la pénibilité du travail à laquelle sont soumis les cheminotes et les cheminots, contraints de travailler en horaires décalés, de nuit, dimanches et jours fériés. Il ne sera plus accessible pour les nouvelles embauches. Ironie de l’histoire, un expert ferroviaire s’inquiète que son changement de statut obligera la SNCF à aligner ses coûts salariaux sur ceux du privé, beaucoup plus élevés !

Evolution bloquée ?

Tant que la question de la dette ne sera pas réglée, la SNCF marchera sur la tête car elle restera condamnée à courir après le cash et ceci au détriment aussi bien de sa mission de service public et d’aménageur du territoire, que de la sécurité qui découle d’une bonne maintenance, de l’investissement et du respect de son personnel.

Ce ne sont donc pas les cheminots que « bloquent » la situation, mais une oligarchie financière qui vampirise un des plus beaux fleurons de notre industrie. Libérons-le ! Le débat qu’il faut ouvrir, c’est celui des co-investissements possibles dans les infrastructures du futur, aussi bien avec la Chine qu’avec d’autres partenaires.