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La toile d’araignée : le second Empire britannique

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S&P—Cette chronique est la troisième partie d’une trilogie destinée à identifier la nature de notre véritable ennemi : l’Empire britannique.

Lire les deux autres chroniques :

Lundi 23 avril 2018 : Poutine et LaRouche : l’Empire britannique menace la paix mondiale

Mercredi 25 avril 2018 : Projet « Global Britain » : l’ultime sursaut d’un empire en fin de vie

Les événements de ces dernières semaines, en particulier avec « l’affaire Skripal », ont fait se tourner les regards vers Londres, tant les efforts des élites britanniques pour alimenter la montée des tensions contre la Russie sont devenus manifestes. Au point que, comme nous l’avons rapporté (voir la chronique du lundi 23 avril), le ministère russe des Affaires étrangères, par la voix de sa porte-parole Maria Zakharova, a jugé nécessaire de rappeler la longue liste des crimes contre l’humanité perpétrés dans le monde par l’Empire britannique depuis 250 ans.

Toutefois, si beaucoup veulent bien admettre l’implication des services britanniques dans ces intrigues et manipulations géopolitiques, la plupart persiste à croire que la Grande-Bretagne n’est qu’un supplétif de l’Oncle Sam. Ils ignorent une caractéristique essentielle du système prédateur dans lequel nous vivons aujourd’hui, que Lyndon LaRouche et Jacques Cheminade pointent pourtant du doigt depuis plus de trente ans, et que l’on pourrait parfaitement résumer par la célèbre formule de John Maynard Keynes : « American money and British brains », l’argent américain et le cerveau britannique.

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Nouvelle Solidarité N°2/2016 - S’abonner.

Le film « The Spider’s Web : Britain’s Second Empire », réalisé par Michael Oswald, avec la participation de John Christensen, le fondateur de l’association Tax Justice Network, et de Nicholas Shaxson, l’auteur du livre Les paradis fiscaux, enquête sur les ravages du système néo-libéral, montre justement que la formule de Keynes est restée on ne peut plus fidèle à la réalité. Contrairement à la légende, la puissance coloniale britannique n’a pas disparu dans les années 1950, mais s’est métamorphosée en une puissance financière offshore mondiale, centrée sur la City.

« La City de Londres était le cœur financier battant de l’Empire britannique », affirme le narrateur. « Mais lorsque l’Empire a périclité, la City s’est transformée, passant de plaque tournante pour les transactions financières de l’Empire à un rôle de centre financier mondial. D’anciens comptoirs sans grande valeur pour l’Empire sont devenus les fils de la toile d’araignée des juridictions secrètes offshore. Ces juridictions ont capturé des fortunes du monde entier pour les transférer à la City de Londres ». Ce système a considérablement enrichi les élites britanniques et leur a permis de « faire de la Grande-Bretagne et de ses dépendances le plus important paradis fiscal du monde qui opère au détriment de l’ensemble des pays de la planète et a transformé la Grande-Bretagne en un pays qui ne sert que les intérêts de sa classe dirigeante  ».

Le cheval de Troie du système de Bretton Woods

La reconversion de l’Empire britannique en puissance financière s’est opérée à partir des années 1950, dans le contexte des accords monétaires d’après-guerre, qui reflétaient les conceptions régulatrices et anti-impérialistes du président américain Franklin D. Roosevelt, et qui avaient été signés en 1944 à Bretton Woods. Ces accords impliquaient qu’aucune entité américaine, citoyen, intérêt ou institution, ne pouvait détenir un compte en dollars à l’extérieur des États-Unis, à moins que ce soit à des fins de règlement des comptes commerciaux. Et ceci était valable pour tous les pays faisant partie du système de Bretton Woods.

Ce système a été délibérément noyauté puis détruit par la City de Londres, grâce à la création du marché des eurodollars, un marché où des opérations en dollars pouvaient être réalisées hors de toute juridiction gouvernementale, et donc hors du cadre réglementé de Bretton Woods. Elles se déroulaient officiellement « ailleurs ». Et cet « ailleurs » a connu une croissance fulgurante : en 1980, le marché des eurodollars représentait 500 milliards de dollars, pour atteindre 4 800 milliards en 1988. Dans le film, John Christensen explique qu’environ 50 000 milliards de dollars d’avoirs financiers circulant aujourd’hui dans le monde n’appartiennent à personne, et ne sont donc traçables par aucun gouvernement !

L’ouverture de ce marché a incité la plupart des banques américaines à transférer leur siège international à Londres (ils s’y trouvent toujours aujourd’hui) ; la fuite des capitaux a conduit à une dévaluation massive du dollar, provoquant en 1971 l’effondrement du système de Bretton Woods. C’est alors que s’est mis en place le « système des taux de change flottants » dans lequel nous vivons encore aujourd’hui, et qui a transformé l’économie mondiale en grand casino spéculatif. L’investissement productif des pays industrialisés d’Europe et d’Amérique du Nord a été progressivement abandonné – trop taxé et trop régulé – au profit des investissements non-productifs, lesquels disposaient désormais d’un vaste terrain de jeu dérégulé et détaxé.

La City, centre d’un système de pillage et de crime généralisé

La City de Londres n’a rien à voir avec une ville. Son « Lord Mayor » est en réalité le PDG de la City of London Corporation. Il s’agit d’une institution médiévale fondée au XIe siècle et qui a perpétué sa tradition depuis lors. Elle est dirigée par les guildes modernes que sont les banquiers, avocats, traders et experts comptables.

Ces guildes doivent rire sous cape lorsqu’ils entendent les responsables politiques faire de la Grande-Bretagne le chantre de la démocratie, du libre-échange, de la société ouverte et de la transparence. Car c’est bien l’opacité la plus complète et le crime organisé qui règnent à la City, que l’on surnomme d’ailleurs « la lessiveuse » ; les banquiers y sont une espèce protégée, assurés de pouvoir opérer dans la plus complète impunité. En 1950, le Premier ministre britannique Clement Atlee avait déclaré : « Au fur et à mesure, nous avons réalisé qu’il existe un autre pouvoir que celui qui siège à Westminster [le Parlement] : la City de Londres, terme pratique pour désigner un conglomérat d’intérêts financiers, peut facilement s’imposer face au gouvernement du pays  ».

En s’appuyant sur un vaste réseau de paradis fiscaux constitué à partir des anciens confettis de l’Empire, la City de Londres a littéralement mis la main sur les flux financiers internationaux. Aujourd’hui, 25 % des opérations de la finance internationale sont menées sur territoire britannique. Environ la moitié des juridictions secrètes existantes actuellement arborent le pavillon britannique et près de la moitié des richesses mondiales sont à l’abri des paradis fiscaux britanniques. Les Îles Cayman, avec leurs 80 000 sociétés pour 60 000 habitants, constituent le cinquième plus important paradis fiscal du monde. Les trois quarts des hedge funds du monde y ont leur siège.

John Christensen, qui s’est fait embaucher dans les années 1980 à Jersey dans le cabinet Deloitte & Touche, l’un des quatre plus importants cabinets d’audit et de conseil mondiaux, a pu étudier une centaine de dossiers des clients offshore du cabinet : « des délits d’initiés, des manipulations de marché, des individus qui évitaient de déclarer des conflits d’intérêts, des ventes d’armes illicites, des donations illégales pour des campagnes politiques, des commissions sur contrats, de la corruption, des fausses factures, des distorsions de prise du marché, et de l’évasion fiscale. Voici ce que faisaient leurs clients », explique-t-il dans le film.

La fuite des capitaux des pays en développement représente chaque année environ 1 000 milliards de dollars, et la moitié afflue dans le système centré sur Londres. Dans la période 1970-2008 (avant le crash), 944 milliards de dollars ont été ainsi extraits d’Afrique sub-saharienne, pompés dans les juridictions secrètes offshore britanniques ! Tout cela tandis que les pays africains payent des taux d’intérêts exorbitants sur leur dette, empêchant toute politique de développement.

En conclusion du film, Prem Sikka, professeur émérite en comptabilité à l’Université de l’Essex, explique à ses élèves : « C’est une nouvelle mafia. Elle n’a pas besoin de tuer des gens ou de leur tirer des balles dans les rotules. Mais son commerce est tout aussi dangereux ; il prive les populations de la possibilité d’avoir accès à la santé publique, à l’éducation, à la sécurité, à la justice, et plus largement à une vie épanouissante. (…) Nous pouvons tous élire un gouvernement qui nous dit ‘votez pour nous, nous vous promettons un meilleur service de santé, d’éducation et plus de sécurité’, mais le lendemain le comptable va nous dire ‘désolé, vous avez élu un gouvernement mais nous avons créé un système d’évitement de l’impôt permettant à des sociétés comme Amazon, Google et Microsoft de ne payer aucun impôt dans notre pays. Dommage, vous avez voté pour un programme mais vous allez faire les frais d’un autre programme ».

Ce que ne dit pas le film, c’est que par sa nature-même – c’est-à-dire de parasite qui croît en pompant la substance physique de la société humaine –, ce système a créé les conditions de sa propre faillite, et que sa désintégration peut survenir à tout instant. C’est justement cette situation de faiblesse de l’Empire, avec le danger que les nations décident enfin de s’en émanciper et de bâtir une nouvelle architecture monétaire internationale – un nouveau Bretton Woods –, qui le pousse à jouer la carte de la guerre.